Télémaque et son précepteur Mentor sont de retour aux abords de I’île de Calypso. Ils rencontrent un capitaine de navire dont le frère Adoam leur livre les dernières nouvelles et leur dépeint un pays extraordinaire, la Bétique.
Le fleuve Bétis coule dans un pays fertile et sous un ciel doux, qui est toujours serein. Le pays a pris le nom du fleuve, qui se jette dans Ie grand Océan, assez près des Colonnes d'Hercule1 et de cet endroit où la mer furieuse, rompant ses digues, sépara autrefois la terre de Tharsis2 d'avec la grande Afrique. Ce pays semble avoir conservé les délices de l’âge d'or. Les hivers y sont tièdes, et les rigoureux aquilons3 n'y soufflent jamais.
L'ardeur de l'été y est toujours tempérée par des zéphyrs4 rafraîchissants, qui viennent adoucir l'air vers le milieu du jour. Ainsi toute l'année n'est qu’un heureux hymen du printemps et de l'automne, qui semblent se donner la main. La terre, dans les vallons et dans les campagnes unies, y porte chaque année une double moisson. Les chemins y sont bordés de lauriers, de grenadiers, de jasmins et d'autres arbres toujours verts et toujours fleuris. Les montagnes sont couvertes de troupeaux, qui fournissent des laines fines recherchées de toutes les nations connues. Il y a plusieurs mines d’or et d'argent dans ce beau pays ; mais les habitants, simples et heureux dans leur simplicité, ne daignent pas seulement compter l'or et l'argent parmi leurs richesses : ils n'estiment que ce qui
sert véritablement aux besoins de l'homme. Quand nous avons commencé à faire notre commerce chez ces peuples, nous avons trouvé l'or et l’argent parmi eux
employés aux mêmes usages que le fer, par exemple, pour des socs de charrue. Comme ils ne faisaient aucun commerce au-dehors, ils n'avaient besoin d'aucune monnaie. Ils sont presque tous bergers ou laboureurs. On voit en ce pays peu d'artisans : car ils ne veulent souffrir que les arts qui servent aux véritables nécessités des hommes ; encore même la plupart des hommes en ce pays, étant adonnés à l'agriculture ou à conduire des troupeaux, ne laissent pas d'exercer les arts nécessaires pour leur vie simple et frugale. (...)
Quand on leur parle des peuples qui ont l'art de faire des bâtiments superbes, des meubles d'or et d'argent, des étoffes ornées de broderies el de pierres précieuses, des parfums exquis, des mets délicieux, des instruments dont l'harmonie charme, ils répondent en ces termes : " Ces peuples sont bien malheureux d'avoir employé tant de travail et d'industrie à se corrompre eux-mêmes ! Ce superflu amollit, enivre, tourmente ceux qui le possèdent : il tente ceux qui en sont privés de vouloir l’acquérir par l'injustice et par la violence. Peut-on nommer bien un superflu qui ne sert qu'à rendre les hommes mauvais ? Les hommes de ces pays sont-ils plus sains et plus robustes que nous ? Vivent-ils plus longtemps ? Sont-ils plus unis entre eux ? Mènent-ils une vie plus libre, plus tranquille, plus gaie ? Au contraire, ils doivent être jaloux les uns des autres, rongés par une lâche et noire envie, toujours agités par l'ambition, par la crainte, par l'avarice, incapables des plaisirs purs et simples, puisqu'ils sont esclaves de tant de fausses nécessités dont ils font dépendre tout leur bonheur.
1 Ainsi sont appelées, dans l’Antiquité, les montagnes qui bordent, du côté de l’Europe et du côté de l’Afrique, le détroit de Gibraltar, aux limites du monde connu.
2 la terre de tharsis : dans l’Antiquité, nom donné à la péninsule ibérique.
3 nom poétique des vents du nord.
4 vents d’ouest, doux, tièdes et agréables.
Dans cet extrait des Aventures de Télémaque de Fénelon, Télémaque et son précepteur Mentor, après de longs voyages, rencontrent un capitaine de navire dont le frère, Adoam, leur livre les dernières nouvelles de la Bétique, un pays imaginaire qui se distingue par sa prospérité et sa simplicité. À travers cette rencontre et la description de ce pays idyllique, Fénelon utilise une critique sociale et politique pour opposer la vie simple et vertueuse à la société corrompue des villes et des royaumes. La Bétique devient ainsi un symbole du mode de vie idéal, et ce passage reflète les valeurs chères à l’auteur : l’harmonie avec la nature, la modération, et l’abandon des superflus qui mènent à la décadence.
Le pays décrit par Adoam est un véritable paradis terrestre, où la douceur du climat et la fertilité de la terre créent une harmonie parfaite. Fénelon met en avant la beauté et la richesse naturelle de la Bétique, en soulignant un paysage qui semble suspendu dans une éternelle perfection : « les hivers y sont tièdes » et « l’ardeur de l’été y est toujours tempérée par des zéphyrs rafraîchissants ». Ce tableau d'un pays béni où la nature et l'homme vivent en parfaite communion évoque l’idéal d’une société où les besoins essentiels sont satisfaits, et où la démesure et les excès sont absents. La « double moisson » chaque année et l’abondance de végétation témoignent d’une terre qui nourrit généreusement ses habitants, contribuant à un mode de vie harmonieux et équilibré.
Ce qui distingue la Bétique des autres sociétés, c'est son mode de vie fondé sur la simplicité et la frugalité. Les habitants, principalement des bergers ou des laboureurs, ne sont pas intéressés par l’accumulation de biens matériels ou l’invention de luxe. L’important pour eux est de répondre aux besoins véritables de l’homme. En effet, Fénelon critique la société qui, à force d'accumuler des richesses inutiles, s’égare et perd de vue l’essence même du bonheur. Les habitants de la Bétique ne sont pas aveuglés par l’or et l’argent, qu’ils utilisent à des fins pratiques, comme pour fabriquer des socs de charrue, montrant ainsi leur indifférence face à la monnaie et aux biens superflus. Ce modèle de vie est en opposition directe avec les sociétés corrompues où l’on poursuit le superflu et où la recherche du profit finit par aliéner l’homme de ses véritables besoins.
L’opposition entre la Bétique et les autres sociétés est accentuée par les réflexions des habitants de ce pays sur les « peuples qui ont l'art de faire des bâtiments superbes, des meubles d'or et d'argent, des étoffes ornées de broderies et de pierres précieuses ». Pour eux, ces sociétés sont les incarnations de la décadence. Fénelon dresse ici un portrait saisissant de ce qu’il considère comme une société corrompue par l’orgueil et l’excès : « Ces peuples sont bien malheureux d'avoir employé tant de travail et d'industrie à se corrompre eux-mêmes ! ». L’auteur dénonce l’avidité, l’envie, l’ambition et la violence qui découlent du désir de posséder ce superflu, ce qui corrompt l’âme humaine. Loin d’être des « bienfaits », ces biens matériels provoquent des tensions sociales et une dégradation morale. Fénelon semble ici remettre en question les valeurs de la cour et des grandes sociétés, critiquant les fausses nécessités et les illusions du luxe, qui rendent les individus « jaloux les uns des autres » et les empêchent d’accéder à une vie véritablement épanouie et sereine.
Fénelon, à travers la description de ce pays idyllique, nous invite à réfléchir sur ce qui constitue véritablement le bonheur. Les habitants de la Bétique vivent dans une société sans luxe ni artifice, mais leur vie est plus saine et plus robuste que celle des peuples civilisés qui recherchent le confort et l'ostentation. Le véritable bonheur, selon Fénelon, ne réside pas dans la possession de biens matériels, mais dans la simplicité et la liberté intérieure. Il oppose ainsi deux conceptions du bonheur : celle des sociétés basées sur la recherche incessante de biens matériels et celle des sociétés qui, comme la Bétique, accordent une plus grande valeur aux choses simples, à la nature et à la paix intérieure.
À travers cette description de la Bétique, Fénelon adresse une critique acerbe des sociétés de son temps, marquées par le luxe, la vanité et l’avidité. Il présente une alternative idéalisée, un monde où l’homme vit en harmonie avec la nature, où les désirs sont maîtrisés et où la richesse n'est pas synonyme de pouvoir ou de domination, mais d’une existence paisible et équilibrée. Cette vision, loin d'être utopique, est une invitation à réfléchir sur les vraies valeurs humaines et sur ce qui permet d’atteindre un bonheur durable et authentique. Par son discours, Fénelon prône une société fondée sur la simplicité, l’humilité et l’harmonie avec le monde naturel.