VII - De l’autorité de la Tradition.
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Que ne pouvons-nous voir ce qui se passe dans l’esprit des hommes lorsqu’ils choisissent une opinion ! Je suis sûr que si cela était, nous réduirions le suffrage d’une infinité de gens à l’autorité de deux ou trois personnes, qui ayant débité une Doctrine que l’on supposait qu’ils avaient examinée à fond, l’ont persuadée à plusieurs autres par le préjugé de leur mérite et ceux-ci à plusieurs autres, qui ont trouvé mieux leur compte, pour leur paresse naturelle, à croire tout d’un coup ce qu’on leur disait qu’à l’examiner soigneusement. De sorte que le nombre des sectateurs crédules et paresseux s’augmentant de jour en jour a été un nouvel engagement aux autres hommes de se délivrer de la peine d’examiner une opinion qu’ils voyaient si générale et qu’ils se persuadaient bonnement n’être devenue telle que par la solidité des raisons desquelles on s’était servi d’abord pour l’établir ; et enfin on s’est vu réduit à la nécessité de croire ce que tout le monde croyait, de peur de passer pour un factieux qui veut lui seul en savoir plus que tous les autres et contredire la vénérable Antiquité ; si bien qu’il y a eu du mérite à n’examiner plus rien et à s’en reporter à la Tradition. Jugez vous-même si cent millions d’hommes engagés dans quelque sentiment, de la manière que je viens de représenter, peuvent le rendre probable et si tout le grand préjugé qui s’élève sur la multitude de tant de sectateurs ne doit pas être réduit, faisant justice à chaque chose, à l’autorité de deux ou trois personnes qui apparemment ont examiné ce qu’ils enseignaient. Souvenez-vous, Monsieur, de certaines opinions fabuleuses à qui l’on a donné la chasse dans ces derniers temps, de quelque grand nombre de témoins qu’elles fussent appuyées, parce qu’on a fait voir que ces témoins s’étant copiés les uns les autres, sans autrement examiner ce qu’ils citaient, ne devaient être comptés que pour un, et sur ce pied là concluez qu’encore que plusieurs nations et plusieurs siècles s’accordent à accuser les Comètes de tous les désastres qui arrivent dans le monde après leur apparition, ce n’est pourtant pas un sentiment d’une plus grande probabilité que s’il n’y avait que sept ou huit personnes qui en sussent, parce qu’il n’y a guère davantage de gens qui croient ou qui aient cru cela, après l’avoir bien examiné sur des principes de Philosophie.
Pierre Bayle - Pensées diverses sur la comète - Chapitre VII - De l’autorité de la Tradition
Commentaire composé de l'extrait de Pierre Bayle, Pensées diverses sur la comète, Chapitre VII - De l’autorité de la Tradition
Introduction
Dans cet extrait de Pensées diverses sur la comète, Pierre Bayle s’interroge sur le phénomène de la croyance et la manière dont certaines opinions, bien que largement répandues, reposent souvent sur une autorité aveugle plutôt que sur un examen rationnel et critique. À travers sa réflexion sur l’influence de la tradition et de l’autorité des ancêtres, Bayle met en lumière l’importance du doute et de la raison dans l’acquisition du savoir. Cet extrait est une illustration de sa méthode sceptique et critique, qui vise à remettre en question les croyances populaires et à démontrer que la multitude d'adhérents à une opinion ne garantit pas sa vérité. À travers cet essai, Bayle aborde des thèmes liés à l'esprit critique, au rôle de la tradition dans la formation des convictions, et à la nécessité de l'examen rigoureux des idées.
La croyance et la tradition : un mécanisme de propagation des opinions
Dans cet extrait, Bayle décrit le processus par lequel une opinion se propage et se solidifie au sein de la société. Il met en évidence un mécanisme de croyance qui ne repose pas sur un examen individuel, mais sur l'autorité de quelques personnes supposées compétentes, et qui, par leur influence, propagent cette opinion à d’autres. Bayle souligne ici que l'opinion dominante ne se forme pas nécessairement à partir d'une réflexion approfondie, mais plutôt par un mécanisme de contagion sociale où l’on accepte ce que disent les autres sans en vérifier la véracité. Ce processus mène à une forme de "paresse intellectuelle" où, par commodité, les individus préfèrent se fier à ce que tout le monde croit plutôt que d'examiner les idées par eux-mêmes. Bayle critique ici la tendance humaine à se laisser guider par l'autorité, qu'elle soit religieuse, sociale ou politique, au détriment de l'examen rationnel.
L’influence du nombre et l’autorité de la tradition
L'auteur s'attaque également à l'argument selon lequel le grand nombre d’adhérents à une croyance conférerait une forme de vérité à cette opinion. Il renverse cette idée en soulignant que le simple fait que de nombreuses personnes partagent une conviction ne la rend pas plus crédible. Bayle fait un parallèle avec les témoignages dans le cas des croyances populaires, comme la superstition des comètes, qui sont souvent considérées comme des présages de malheur. Il montre que la multiplication des témoignages ne prouve rien, car ces témoignages reposent souvent sur des répétitions non vérifiées d'idées fausses. Il critique ainsi la crédulité et l’adhésion aveugle à la tradition, qui conduit à ce que l’on croit en quelque chose non pas en raison de sa véracité, mais simplement parce qu'il fait partie d’une tradition ancienne et largement acceptée. Pour Bayle, la vérité ne dépend pas de la quantité de croyants, mais de la qualité de l'examen rationnel.
La critique de l’argument de l’antiquité et de la tradition
Dans un second temps, Bayle remet en question l’idée que l’antiquité ou la tradition confère une légitimité supplémentaire aux croyances populaires. Il pointe le phénomène selon lequel, à force de répétition, une opinion peut sembler indiscutable, simplement en raison de son ancienneté et de son ancrage dans la tradition. Ainsi, la crainte de remettre en question ce qui a été transmis de génération en génération pousse les individus à accepter des idées non examinées par simple respect de l’autorité de la tradition. Bayle rejette l’idée que la longévité d’une croyance, ou son large assentiment, constitue une preuve de sa véracité. En prenant l’exemple des comètes, qui, selon de nombreuses cultures, étaient perçues comme des signes de catastrophes futures, il montre que ces croyances n’ont pas de fondement scientifique, mais sont simplement l’héritage d'une tradition de pensée non remise en question.
Conclusion
Cet extrait de Pierre Bayle nous invite à une réflexion profonde sur la manière dont les idées se propagent et sur la crédulité humaine face à la tradition et à l'autorité. Par sa critique de la croyance aveugle et de la confiance excessive dans la tradition, Bayle fait appel à un esprit plus critique et rationnel, invitant à douter des certitudes transmises sans preuve. Pour lui, la vérité ne réside pas dans la simple répétition d’une idée par une majorité de personnes ou dans sa longévité historique, mais dans l'examen rigoureux des arguments qui la soutiennent. En cela, Bayle préfigure les idéaux des Lumières, qui prônent l'usage de la raison et du doute pour accéder à la vérité, et ce, contre la force de la tradition et de l'autorité aveugle.