Je veux, pour composer chastement mes églogues,
Coucher auprès du ciel, comme les astrologues,
Et, voisin des clochers écouter en rêvant
Leurs hymnes solennels emportés par le vent.
Les deux mains au menton, du haut de ma mansarde,
Je verrai l'atelier qui chante et qui bavarde ;
Les tuyaux, les clochers, ces mâts de la cité,
Et les grands ciels qui font rêver d'éternité.
II est doux, à travers les brumes, de voir naître
L'étoile dans l'azur, la lampe à la fenêtre
Les fleuves de charbon monter au firmament
Et la lune verser son pâle enchantement.
Je verrai les printemps, les étés, les automnes ;
Et quand viendra l'hiver aux neiges monotones,
Je fermerai partout portières et volets
Pour bâtir dans la nuit mes féeriques palais.
Alors je rêverai des horizons bleuâtres,
Des jardins, des jets d'eau pleurant dans les albâtres,
Des baisers, des oiseaux chantant soir et matin,
Et tout ce que l'Idylle a de plus enfantin.
L'Emeute, tempêtant vainement à ma vitre,
Ne fera pas lever mon front de mon pupitre ;
Car je serai plongé dans cette volupté
D'évoquer le Printemps avec ma volonté,
De tirer un soleil de mon coeur, et de faire
De mes pensers brûlants une tiède atmosphère.
Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal
Introduction
Charles Baudelaire, maître incontesté de la modernité poétique, révolutionne les codes littéraires dans Les Fleurs du mal (1857). Dans Paysage, premier poème de la section Tableaux parisiens, il transforme la ville de Paris en un espace à la fois réel et sublimé. À travers une juxtaposition de scènes urbaines et d’évasions imaginaires, Baudelaire répond à une question fondamentale : comment transfigurer une réalité prosaïque en art ? Ce poème révèle la capacité du poète à transcender l’ordinaire et à bâtir des mondes idéaux à partir de la contemplation.
I. Une vision poétique de la ville
Dès les premiers vers, Baudelaire affirme son désir de composer ses poèmes dans un cadre urbain : “Je veux, pour composer chastement mes églogues, / Coucher auprès du ciel, comme les astrologues.” Il se place en observateur solitaire, retiré dans une mansarde, où il peut contempler Paris d’en haut. Cette élévation physique est symbolique : elle permet au poète de s'extraire des contingences terrestres pour accéder à une réflexion poétique plus vaste.
Le regard de Baudelaire embrasse la ville avec fascination, où “les tuyaux, les clochers, ces mâts de la cité” deviennent des éléments d’un paysage poétique. La ville, souvent perçue comme bruyante et chaotique, est ici transfigurée en une symphonie visuelle et sonore : “Leurs hymnes solennels emportés par le vent.” Les clochers, qui rythment la vie urbaine, deviennent des symboles de transcendance, transformant le tumulte de Paris en une expérience spirituelle.
II. L’évasion imaginaire par la lumière et les saisons
La deuxième strophe met en lumière l’interaction entre la ville et les éléments naturels, où l’urbanité et la nature coexistent harmonieusement. Baudelaire célèbre “les fleuves de charbon monter au firmament”, une image paradoxale où la pollution industrielle devient un fleuve céleste, sublimé par la poésie. Cette lecture poétique montre la capacité du poète à voir la beauté dans ce qui pourrait sembler insignifiant ou laid.
Les saisons, décrites dans une temporalité cyclique, amplifient cette évasion contemplative. À travers elles, Baudelaire compose des tableaux variés, où chaque saison inspire une ambiance particulière : “Je verrai les printemps, les étés, les automnes.” Mais lorsqu'arrive l’hiver, il crée un contraste saisissant : “Je fermerai partout portières et volets / Pour bâtir dans la nuit mes féeriques palais.” Le repli dans l’introspection transforme le froid monotone en un espace de création, où l’imaginaire devient le refuge ultime.
III. L’art comme échappatoire au tumulte
Dans la dernière strophe, Baudelaire établit une opposition entre le tumulte extérieur et l’univers intérieur du poète. Alors que “l’Émeute, tempêtant vainement à ma vitre” évoque le chaos social, le poète demeure imperturbable, absorbé dans son monde imaginaire. L’acte de création devient un rempart contre les perturbations extérieures : “Je serai plongé dans cette volupté / D’évoquer le Printemps avec ma volonté.”
Le poète se fait créateur d’un univers alternatif, tirant “un soleil de [son] cœur” pour réchauffer une réalité froide et hostile. Cette métaphore illustre l’importance de l’imagination dans la poétique baudelairienne : l’art n’est pas seulement une fuite, mais une manière de transformer l’expérience humaine. La ville, lieu de contradictions, devient dans Paysage une source d’inspiration infinie grâce au regard unique du poète.
Conclusion
Avec Paysage, Charles Baudelaire démontre que la ville, souvent dénigrée pour son agitation et sa prosaïcité, peut devenir un lieu de poésie grâce à la transfiguration artistique. En sublimant les scènes urbaines et en construisant des évasions imaginaires, il réaffirme le rôle du poète comme créateur d’un univers supérieur. Ce poème, à la croisée du réel et de l’idéal, incarne la modernité baudelairienne : une célébration de la ville comme espace à la fois tangible et onirique, où l’art transforme la banalité en splendeur.