Vers la fin de l’année 1795, la terreur était finie, et l’on commençait à se retrouver ; les débris de la société de madame de B. se réunirent autour d’elle, et je vis avec peine le cercle de ses amis s’augmenter. Ma position était si fausse dans le monde, que plus la société rentrait dans son ordre naturel, plus je m’en sentais dehors. Toutes les fois que je voyais arriver chez madame de B. des personnes qui n’y étaient pas encore venues, j’éprouvais un nouveau tourment. L’expression de surprise mêlée de dédain que j’observais sur leur physionomie commençait à me troubler ; j’étais sûre d’être bientôt l’objet d’un aparté dans l’embrasure d’une fenêtre ou d’une conversation à voix basse, car il fallait bien se faire expliquer comment une négresse était admise dans la société intime de madame de B. Je souffrais le martyre pendant ces éclaircissements ; j’aurais voulu être transportée dans ma patrie barbare, au milieu des sauvages qui l’habitent, moins à craindre pour moi que cette société cruelle qui me rendait responsable du mal qu’elle seule avait fait. J’étais poursuivie plusieurs jours de suite, par le souvenir de cette physionomie dédaigneuse ; je la voyais en rêve, je la voyais à chaque instant ; elle se plaçait devant moi comme ma propre image. Hélas ! elle était celle des chimères dont je me laissais obséder ! Vous ne m’aviez pas encore appris, ô mon Dieu ! à conjurer ces fantômes ; je ne savais pas qu’il n’y a de repos qu’en vous. À présent c’était dans le cœur de Charles que je cherchais un abri ; j’étais fière de son amitié, je l’étais encore plus de ses vertus ; je l’admirais comme ce que je connaissais de plus parfait sur la terre. J’avais cru autrefois aimer Charles comme un frère ; mais depuis que j’étais toujours souffrante, il me semblait que j’étais vieillie, et que ma tendresse pour lui ressemblait plutôt à celle d’une mère. Une mère, en effet, pouvait seule éprouver ce désir passionné de son bonheur, de ses succès ; j’aurais volontiers donné ma vie pour lui épargner un moment de peine. Je voyais bien avant lui l’impression qu’il produisait sur les autres ; il était assez heureux pour ne s’en pas soucier : c’est tout simple ; il n’avait rien à en redouter, rien ne lui avait donné cette inquiétude habituelle que j’éprouvais sur les pensées des autres ; tout était harmonie dans son sort, tout était désaccord dans le mien. Un matin, un ancien ami de madame de B. vint chez elle ; il était chargé d’une proposition de mariage pour Charles. Mademoiselle de Thémines était devenue, d’une manière bien cruelle, une riche héritière ; elle avait perdu le même jour, sur l’échafaud, sa famille entière ; il ne lui restait plus qu’une grande tante, autrefois religieuse, et qui, devenue tutrice de mademoiselle de Thémines, regardait comme un devoir de la marier, et voulait se presser, parce qu’ayant plus de quatre-vingts ans, elle craignait de mourir et de laisser ainsi sa nièce seule et sans appui dans le monde. Mademoiselle de Thémines réunissait tous les avantages de la naissance, de la fortune et de l’éducation ; elle avait seize ans ; elle était belle comme le jour : on ne pouvait hésiter. Madame de B. en parla à Charles, qui d’abord fut un peu effrayé de se marier si jeune ; bientôt il désira voir mademoiselle de Thémines ; l’entrevue eut lieu, et alors il n’hésita plus. Anaïs de Thémines possédait en effet tout ce qui pouvait plaire à Charles ; jolie sans s’en douter, et d’une modestie si tranquille qu’on voyait qu’elle ne devait qu’à la nature cette charmante vertu. Madame de Thémines permit à Charles d’aller chez elle, et bientôt il devint passionnément amoureux. Il me racontait les progrès de ses sentiments : j’étais impatiente de voir cette belle Anaïs, destinée à faire le bonheur de Charles. Elle vint enfin à Saint-Germain ; Charles lui avait parlé de moi ; je n’eus point à supporter d’elle ce coup d’œil dédaigneux et scrutateur qui me faisait toujours tant de mal ; elle avait l’air d’un ange de bonté. Je lui promis qu’elle serait heureuse avec Charles ; je la rassurai sur sa jeunesse, je lui dis qu’à vingt-un ans il avait la raison solide d’un âge bien plus avancé. Je répondis à toutes ses questions : elle m’en fit beaucoup, parce qu’elle savait que je connaissais Charles depuis son enfance ; et il m’était si doux d’en dire du bien que je ne me lassais pas d’en parler.
Résumé
Vers la fin de 1795, après la Terreur, la société reprend vie. L’héroïne fréquente toujours le salon de Madame de B., mais se sent de plus en plus exclue à mesure que le cercle social s’élargit. Les regards de mépris que lui adressent certains invités la font souffrir : on s’étonne qu’une femme noire soit admise dans un tel milieu. Elle ressent une grande détresse intérieure, accentuée par sa solitude et son isolement.
Elle trouve un refuge affectif dans son amitié pour Charles, qu’elle admire profondément. Elle croit d’abord l’aimer comme un frère, mais ses sentiments évoluent : elle se sent pour lui une affection protectrice et désintéressée, proche de celle d’une mère.
Un jour, un mariage est proposé à Charles : il pourrait épouser Anaïs de Thémines, une jeune héritière belle, douce et vertueuse, récemment orpheline. Charles est d’abord hésitant, puis séduit après l’avoir rencontrée. Il tombe amoureux. L’héroïne fait la connaissance d’Anaïs, qui se montre gentille et respectueuse envers elle. Elle la rassure sur Charles, parle de lui avec affection et bienveillance, heureuse qu’il trouve le bonheur.
Commentaire composé
Ourika est un court roman écrit par Claire de Duras en 1823, dans un contexte historique marqué par les bouleversements post-révolutionnaires et les débats sur l’esclavage et les inégalités sociales. L’auteure, aristocrate d’origine française, s’inscrit dans le mouvement romantique, dont elle partage la sensibilité à l’injustice, au sentiment mélancolique et à la quête spirituelle. Ourika raconte l’histoire d’une jeune femme noire élevée dans la haute société française, mais profondément isolée à cause de sa couleur et de son origine.
L’extrait étudié décrit la fin de la Terreur et le retour progressif à l’ordre social, période où Ourika prend conscience de son exclusion et de sa souffrance intérieure, tout en cherchant refuge dans l’amitié et la religion. Ce passage pose ainsi la question centrale : comment la société, par ses préjugés, enferme-t-elle l’individu dans un isolement douloureux, et comment celui-ci peut-il trouver consolation et appui ? Nous étudierons cet extrait selon trois axes :
Une exclusion sociale douloureuse, entre regards et murmures
La quête d’un refuge spirituel et affectif
L’ambivalence des sentiments humains entre rejet et bonté
Dès le début de l’extrait, Ourika exprime une souffrance profonde liée à sa position « fausse dans le monde » : « Ma position était si fausse dans le monde, que plus la société rentrait dans son ordre naturel, plus je m’en sentais dehors ». Cette antithèse saisissante oppose l’ordre social naturel aux sentiments d’exclusion du personnage, soulignant le décalage entre un monde qui se « normalise » et la marginalisation d’Ourika. Ce vers illustre la tension entre l’apparence sociale et la réalité intime : Ourika est physiquement présente mais spirituellement exclue.
Les « regards de dédain » et « l’expression de surprise mêlée de dédain » montrent la violence symbolique qu’elle subit. Le champ lexical de la violence est clair : elle souffre un « martyre », ses souffrances sont évoquées à travers la métaphore forte d’un supplice intérieur. Le chiasme « je la voyais en rêve, je la voyais à chaque instant » donne une idée obsédante, presque hantante, de ces regards, qui deviennent des « chimères », figures oniriques symbolisant l’angoisse et le rejet. Cette peur est si forte qu’Ourika souhaiterait fuir dans sa « patrie barbare », auprès des « sauvages », une inversion ironique qui rappelle la figure tragique et romantique de Chactas dans Atala de Chateaubriand, lui aussi déchiré entre la civilisation et la nature, entre la douceur humaine et la sauvagerie. Cette allusion renforce le lien entre Duras et Chateaubriand, deux auteurs romantiques qui, à travers leurs héros « étrangers » ou « différents », dénoncent l’injustice sociale et raciale.
Face à cette exclusion, Ourika cherche un apaisement dans la religion, comme en témoigne l’exclamation : « Vous ne m’aviez pas encore appris, ô mon Dieu ! à conjurer ces fantômes ; je ne savais pas qu’il n’y a de repos qu’en vous ». Ce passage est profondément marqué par la foi chrétienne, et fait écho au verset biblique de Matthieu 11:28 : « Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et chargés, et je vous donnerai du repos ». La figure divine apparaît ici comme le seul vrai refuge, le seul moyen de conjurer les « fantômes » du rejet et de l’angoisse. Cette recherche spirituelle s’inscrit pleinement dans le romantisme, marqué par une quête du sacré face à la souffrance humaine.
Mais ce refuge religieux ne suffit pas à Ourika : elle trouve aussi un abri dans l’« amitié » et l’« admiration » qu’elle porte à Charles. Le cœur de Charles devient un sanctuaire, un havre de paix. Cette double quête — spirituelle et humaine — montre la complexité psychologique du personnage : elle aspire à l’amour, à la reconnaissance, mais ne peut s’empêcher de ressentir un isolement. Le lien avec Chateaubriand est ici encore pertinent, car ce dernier mêlait souvent dans ses œuvres la foi, l’amitié, et l’amour idéalisé.
Le sentiment d’amour d’Ourika pour Charles évolue : ce n’est plus un simple amour fraternel, mais une tendresse proche de celle d’une mère, qui exprime « ce désir passionné de son bonheur » et un sacrifice total, « j’aurais volontiers donné ma vie pour lui ». Ce passage révèle une psychologie profonde, où l’amour se teinte d’un désir protecteur, presque maternel. Cette ambiguïté des sentiments romantiques souligne la complexité intérieure d’Ourika, partagée entre passion, amitié et abandon.
La fin de l’extrait fait apparaître une nouvelle tension : Ourika redoute les regards scrutateurs et dédaigneux, notamment ceux de Mademoiselle de Thémines, qui incarne le pouvoir social, la beauté, la richesse — tous les privilèges qui lui sont refusés. L’« ange de bonté » avec lequel elle se présente est une figure paradoxale : d’un côté, elle est la rivale sociale menaçante ; de l’autre, elle incarne l’innocence et la modestie.
Cette ambivalence souligne la complexité des relations sociales : le dédain côtoie la bonté, le rejet est mêlé à une forme de grâce naturelle. Ourika perçoit en elle ce qu’elle-même ne possède pas — la simplicité, la légèreté — tandis qu’elle subit le poids du regard hostile. Le contraste entre « coup d’œil dédaigneux » et « ange de bonté » est une oxymore qui accentue cette ambiguïté, renforcée par la comparaison à l’« ange », symbole de pureté et de lumière.
Enfin, la phrase « tout était harmonie dans son sort, tout était désaccord dans le mien » est une antithèse qui exprime le profond mal-être d’Ourika, prisonnière d’un destin injuste et de la séparation douloureuse entre elle et Charles, désormais amoureux d’une autre.
Cet extrait d’Ourika illustre avec finesse la douloureuse conscience d’une exclusion sociale inscrite dans un monde où la couleur et l’origine définissent une destinée. Claire de Duras, à travers une écriture sensible et travaillée, mêle figures de style (antithèses, oxymores, métaphores) et références littéraires (Chateaubriand) pour peindre un portrait émouvant d’une femme en quête d’amour, d’amitié et de réconfort spirituel. Ourika incarne ainsi la fragilité humaine face aux préjugés, mais aussi la puissance de la foi et de la tendresse comme refuges face à l’adversité.