La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d'une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l'ourlet ;
Agile et noble, avec sa jambe de statue.
Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son oeil, ciel livide où germe l'ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.
Un éclair... puis la nuit ! - Fugitive beauté
Dont le regard m'a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l'éternité ?
Ailleurs, bien loin d'ici ! trop tard ! jamais peut-être !
Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais !
Baudelaire
Les Fleurs du mal, 1857
Le poème A une passante fait partie des Tableaux parisiens, une section du recueil Les Fleurs du Mal de Baudelaire, où le poète se plonge dans l'univers urbain de Paris. À travers ce sonnet, Baudelaire explore la vie citadine comme un lieu de rencontres fugaces et intenses, souvent porteuses de significations profondes. L'inspiration de la ville se mêle à celle de la recherche de l'amour, de la beauté et du sublime, mais également à la frustration et à l'échec. A une passante met en lumière le caractère éphémère et inexistant de ces rencontres, comme un reflet de la condition humaine, toujours en quête de sens mais souvent incomplète.
Ce sonnet se base sur un thème romantique classique : la rencontre amoureuse dans la rue. Cependant, Baudelaire lui donne une tonalité particulière, propre à son esthétique baudelairienne : une beauté fugace, un moment intense, mais aussi une incapacité à saisir pleinement ce qu'il perçoit. Le poème témoigne ainsi de la quête d’une rencontre idéale, d’une attraction irrésistible, mais aussi de la déception d’une beauté éphémère qui échappe au poète.
Le poème commence par une description de la rue, bruyante et agitée : "La rue assourdissante autour de moi hurlait." Cette scène urbaine, typique de la vie parisienne, est rapidement transformée par l’apparition de la passante, une figure qui va bouleverser l’ordinaire de la rue. Baudelaire la décrit de manière à la rendre presque surnaturelle : "Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse." Ces termes donnent à la passante une allure à la fois élégante et triste, presque inaccessible, comme une apparition divine ou tragique.
La femme est alors présentée dans une posture gracieuse et précieuse : "Une femme passa, d'une main fastueuse / Soulevant, balançant le feston et l'ourlet." Le geste de la femme semble souligner sa beauté et sa noblesse, tandis que l’adjectif fastueuse met en avant le raffinement, presque ostentatoire, de son apparence.
L'attirance du poète est immédiate et irrésistible, comme un coup de foudre. "Agile et noble, avec sa jambe de statue" : Baudelaire la compare à une statue, une œuvre d'art, suggérant une beauté figée dans le temps, mais pleine de mouvement et de vie à travers son agilité. Cette comparaison à une statue renforce l'idée de la perfection physique de la femme, mais aussi son caractère inatteignable.
Le poète est hypnotisé par son regard : "Moi, je buvais, crispé comme un extravagant, / Dans son œil, ciel livide où germe l'ouragan". Il éprouve une fascination irrationnelle pour son regard, qu'il décrit comme un ciel livide, évoquant une sorte d’ambiguïté et de danger : la douceur qui fascine mais aussi le plaisir qui tue. La métaphore du ciel et de l’ouragan suggère une émotion violente et contradictoire, à la fois apaisante et dévastatrice.
Dans le dernier quatrain, le poème bascule dans la tristesse de l'éphémère. La passante disparaît aussi soudainement qu’elle est apparue : "Un éclair... puis la nuit !" L’image de l’éclair souligne l’intensité de la rencontre, mais aussi sa fugacité, et l’opposition entre la lumière soudaine et la nuit qui suit renforce le sentiment de perte.
Baudelaire s’interroge sur la possibilité de revoir cette beauté : "Fugitive beauté / Dont le regard m'a fait soudainement renaître, / Ne te verrai-je plus que dans l'éternité ?" La rencontre, bien que brève, a provoqué chez le poète une sorte de renaissance émotionnelle, mais aussi un sentiment d’irréalité, comme si cette beauté ne pouvait être que le fruit de l’imaginaire. La question de la revoir devient presque une quête désespérée, une recherche d'un idéal inaccessible.
Enfin, le poème se termine par une déclaration de frustration : "Ailleurs, bien loin d'ici ! trop tard ! jamais peut-être ! / Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais, / Ô toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais !" La passante devient une image inaccessibile, une rencontre à la fois rêvée et perdue. Le poème met en lumière la tragédie de l'instant fugace, l’impossibilité de saisir l’essence de cette beauté et la douleur de ne jamais pouvoir la retrouver.
Le sonnet A une passante de Baudelaire est une exploration de l’éphémère et du sublime dans le cadre urbain. La rencontre, bien qu’intense et pleine de promesses, se solde par la fuite du désir et l’impossibilité d’atteindre l’idéal. Le poème incarne le contraste baudelairien entre la beauté fugace et la douleur de l'impossibilité de la retenir, tout en mettant en scène la quête éternelle du sublime au cœur de l’univers urbain.