Les sapins en bonnets pointus
De longues robes revêtus
Comme des astrologues
Saluent leurs frères abattus
Les bateaux qui sur le Rhin voguent
Dans les sept arts endoctrinés
Par les vieux sapins leurs aînés
Qui sont de grands poètes
Ils se savent prédestinés
A briller plus que des planètes
A briller doucement changés
En étoiles et enneigés
Aux Noëls bienheureuses
Fêtes des sapins ensongés
Aux longues branches langoureuses
Les sapins beaux musiciens
Chantent des noëls anciens
Au vent des soirs d' automne
Ou bien graves magiciens
Incantent le ciel quand il tonne
Des rangées de blancs chérubins
Remplacent l'hiver les sapins
Et balancent leurs ailes
L' été ce sont de grands rabbins
Ou bien de vieilles demoiselles
Sapins médecins divagants
Ils vont offrant leurs bons onguents
Quand la montagne accouche
De temps en temps sous l' ouragan
Un vieux sapin geint et se couche
Apollinaire - Alcools
Le poème Les sapins, extrait du recueil Alcools de Guillaume Apollinaire, fait partie des poèmes où le poète utilise des images simples du quotidien et les élève à une dimension symbolique. Ici, Apollinaire transforme les sapins, arbres majestueux et familiers des paysages hivernaux, en figures poétiques, magiques et mythologiques. Le poème, comme beaucoup dans Alcools, mêle le réalisme à des éléments fantastiques et surnaturels, créant un univers à la fois familier et énigmatique.
À travers Les sapins, Apollinaire évoque l’idée de destinée, de grandeur et de transformation, tout en jouant avec les archétypes de la nature et de la spiritualité. Le poème se construit autour d’une série d'images poétiques qui mêlent le sacré, le quotidien et l'imaginaire, tout en offrant une réflexion sur la mort, la célébration, et le passage du temps.
Le poème commence par une image frappante où les sapins sont personnifiés et dotés de traits humains : "Les sapins en bonnets pointus / De longues robes revêtus". Ces sapins, "comme des astrologues", sont ici élevés au rang de sages, d’êtres spirituels qui saluent leurs "frères abattus", évoquant la mort et la résurrection dans un cadre naturel. La personnification des sapins comme des "astrologues" et des "poètes" suggère une dimension mystique et sacrée à la nature, où les arbres deviennent des observateurs sages, connaissant les secrets de l'univers.
La comparaison avec des astrologues introduit un imaginaire où les sapins ne sont pas de simples éléments de la nature, mais des témoins et acteurs d’un ordre cosmique. Ils sont "prédestinés" à "briller plus que des planètes", renforçant l’idée de leur appartenance à un monde céleste et intemporel, leur présence étant liée à un cycle plus grand que la simple existence terrestre. Cette idée de destinée se poursuit avec l'image des sapins "changés / En étoiles et enneigés", une évocation de la transmutation entre la vie sur Terre et l’immortalité des étoiles.
Le poème évoque aussi le passage du temps, les sapins étant à la fois des témoins et des acteurs du cycle naturel. Le passage "Aux Noëls bienheureuses / Fêtes des sapins ensongés" suggère que ces arbres sont omniprésents dans les célébrations, surtout dans l’imaginaire collectif des fêtes de fin d'année, période de renaissance et de réjouissances. Les sapins, en leur rôle symbolique de porteurs de lumière dans la nuit, deviennent des métaphores de l’espoir et de la résilience face à la mort. Le contraste entre la majesté des arbres et les "frères abattus" souligne une réflexion sur la fugacité de la vie et l’inéluctabilité de la mort.
Les sapins deviennent alors les témoins et les participants d’un cycle plus vaste qui inclut la naissance (les fêtes de Noël), la mort (l'abattage des arbres) et la transformation (la métamorphose des sapins en étoiles ou en anges). Ils sont à la fois des symboles de l’éternité et de la mortalité, traversant les saisons, tout en représentant des états d’âme et des états spirituels.
Une autre caractéristique du poème Les sapins est la multiplicité des rôles que jouent ces arbres. Ils sont tour à tour des "musiciens", des "magiciens", des "médecins divagants", et même des "rabbins" ou des "vieilles demoiselles". Ces métaphores montrent que les sapins sont des figures changeantes, capables de s'adapter à différents rôles symboliques. Ils chantent "des noëls anciens", ce qui les associe à une tradition et à une sagesse ancienne. Leur caractère magique et mystique se manifeste également lorsqu’ils "incantent le ciel quand il tonne", les transformant en figures capables d'interagir avec les forces naturelles.
Les sapins sont aussi décrits comme des "médecins divagants" offrant leurs "bons onguents", ce qui les associe à la guérison, à la bienveillance et à la réconfortante présence de la nature face aux épreuves humaines. Mais cette bienveillance est tempérée par l’image du sapin qui "geint et se couche", une allusion à la souffrance et à la fin de la vie, tout en soulignant la vulnérabilité des éléments naturels face aux forces de la nature.
L’ambiguïté du poème réside dans cette fusion entre des symboles religieux (les anges, les chérubins), des éléments du quotidien (les sapins de Noël), et des images fantastiques (les sapins magiciens, médecins et rabbins). Apollinaire crée un monde où le sacré et le profane se mélangent harmonieusement, où la mort et la vie coexistent à travers la transformation des sapins en figures célestes et terrestres. Ce mélange crée une beauté poétique qui ne réside pas seulement dans la nature, mais dans l’interprétation symbolique et spirituelle de celle-ci.
Les sapins est un poème qui, par son langage symbolique et sa richesse d’images, nous invite à une réflexion sur la vie, la mort et la transformation. Les sapins, dans leur beauté et leur majesté, incarnent la nature en perpétuel changement et témoignent de l’éternel retour des saisons et des événements humains. Apollinaire, en jouant avec les images, les symboles et les métaphores, nous fait voir dans ces simples arbres des représentations multiples de l’existence humaine : entre la célébration, la souffrance, la mort et la résilience, les sapins deviennent les témoins et les acteurs d’un cycle infini, à la fois mystique et poétique.