« Je viens vous voir et causer avec vous, ma chère Ourika, me dit-elle. Vous savez combien je vous aime depuis votre enfance, et je ne puis voir, sans une véritable peine, la mélancolie dans laquelle vous vous plongez. Est-il possible, avec l’esprit que vous avez, que vous ne sachiez tirer un meilleur parti de votre situation ? — L’esprit, madame, lui répondis-je, ne sert qu’à augmenter les maux véritables ; il les fait voir sous tant de formes diverses ! — Mais, reprit-elle, lorsque les maux sont sans remède, n’est-ce pas une folie de refuser de s’y soumettre, et de lutter ainsi contre la nécessité ? car enfin, nous ne sommes pas les plus forts. — Cela est vrai, dis-je, mais il me semble que, dans ce cas, la nécessité est un mal de plus. — Vous conviendrez pourtant, Ourika, que la raison conseille alors de se résigner et de se distraire. — Oui, madame, mais, pour se distraire, il faut entrevoir ailleurs l’espérance. — Vous pourriez du moins vous faire des goûts et des occupations pour remplir votre temps. — Ah ! madame, les goûts qu’on se fait, sont un effort, et ne sont pas un plaisir. — Mais, dit-elle encore, vous êtes remplie de talents. — Pour que les talents soient une ressource, madame, lui répondis-je, il faut se proposer un but ; mes talents seraient comme la fleur du poète anglais, qui perdait son parfum dans le désert. — Vous oubliez vos amis qui en jouiraient. — Je n’ai point d’amis, madame ; j’ai des protecteurs, et cela est bien différent ! — Ourika, dit-elle, vous vous rendez bien malheureuse, et bien inutilement. — Tout est inutile dans ma vie, madame, même ma douleur. — Comment pouvez-vous prononcer un mot si amer ! vous, Ourika, qui vous êtes montrée si dévouée, lorsque vous restiez seule à madame de B… pendant la terreur ! — Hélas ! madame, je suis comme ces génies malfaisants qui n’ont de pouvoir que dans les temps de calamités, et que le bonheur fait fuir. — Confiez-moi votre secret, ma chère Ourika, ouvrez-moi votre cœur, personne ne prend à vous plus d’intérêt que moi, et peut-être que je vous ferai du bien. — Je n’ai point de secret, madame, lui répondis-je, ma position et ma couleur sont tout mon mal, vous le savez. — Allons donc, reprit-elle, pouvez-vous nier que vous renfermez au fond de votre âme une grande peine ? Il ne faut que vous voir un instant pour en être sûr. » Je persistai à lui dire ce que je lui avais déjà dit, elle s’impatienta, éleva la voix ; je vis que l’orage allait éclater. « Est-ce là votre bonne foi, dit-elle, cette sincérité pour laquelle on vous vante ? Ourika, prenez-y garde, la réserve quelquefois conduit à la fausseté. — Eh ! que pourrais-je vous confier, madame, lui dis-je, à vous surtout qui depuis longtemps avez prévu quel serait le malheur de ma situation ? À vous, moins qu’à personne, je n’ai rien de nouveau à dire là-dessus. — C’est ce que vous ne me persuaderez jamais, répliqua-t-elle ; mais puisque vous me refusez votre confiance, et que vous assurez que vous n’avez point de secret, eh bien ! Ourika, je me chargerai de vous apprendre que vous en avez un. Oui, Ourika, tous vos regrets, toutes vos douleurs ne viennent que d’une passion malheureuse, d’une passion insensée ; et si vous n’étiez pas folle d’amour pour Charles, vous prendriez fort bien votre parti d’être négresse. Adieu, Ourika, je m’en vais, et je vous le déclare, avec bien moins d’intérêt pour vous que je n’en avais apporté en venant ici. » Elle sortit en achevant ces paroles. Je demeurai anéantie. Que venait-elle de me révéler ! Quelle lumière affreuse avait-elle jetée sur l’abîme de mes douleurs ! Grand Dieu ! c’était comme la lumière qui pénétra une fois au fond des enfers, et qui fit regretter les ténèbres à ses malheureux habitants. Quoi ! j’avais une passion criminelle ! c’est elle qui, jusqu’ici, dévorait mon cœur ! Ce désir de tenir ma place dans la chaîne des êtres, ce besoin des affections de la nature, cette douleur de l’isolement, c’était les regrets d’un amour coupable ! et lorsque je croyais envier l’image du bonheur, c’était le bonheur lui-même qui était l’objet de mes vœux impies ! Mais qu’ai-je donc fait pour qu’on puisse me croire atteinte de cette passion sans espoir ? Est-il donc impossible d’aimer plus que sa vie avec innocence ? Cette mère qui se jeta dans la gueule du lion pour sauver son fils, quel sentiment l’animait ? Ces frères, ces sœurs qui voulurent mourir ensemble sur l’échafaud, et qui priaient Dieu avant d’y monter, était-ce un amour coupable qui les unissait ? L’humanité seule ne produit-elle pas tous les jours des dévouements sublimes ? Pourquoi donc ne pourrais-je aimer ainsi Charles, le compagnon de mon enfance, le protecteur de ma jeunesse ?… Et cependant, je ne sais quelle voix crie au fond de moi-même, qu’on a raison, et que je suis criminelle. Grand Dieu ! je vais donc recevoir aussi le remords dans mon cœur désolé. Il faut qu’Ourika connaisse tous les genres d’amertume, qu’elle épuise toutes les douleurs ! Quoi ? mes larmes désormais seront coupables ! il me sera défendu de penser à lui ! quoi ! je n’oserai plus souffrir !
Résumé
Dans cet extrait d’Ourika de Claire de Duras, la marquise de... tente de consoler la jeune femme, profondément plongée dans la mélancolie. Elle l’encourage à se distraire, à se résigner à sa condition et à tirer parti de ses talents, mais Ourika lui répond que, sans but ni espérance, même les plaisirs sont vides. La marquise insiste pour qu’Ourika lui confie la cause de son chagrin, qu’elle devine plus profond que ce que la jeune femme veut bien admettre. Devant les refus répétés d’Ourika, elle perd patience et finit par l’accuser de nourrir une passion interdite et malheureuse pour Charles, son protecteur. Cette révélation choque Ourika et provoque en elle une crise existentielle : elle prend conscience que l’amour qu’elle ressentait confusément est non seulement sans espoir, mais perçu comme criminel à cause de sa condition sociale et de sa couleur. Elle est accablée par ce qu’elle vit comme une faute morale, découvrant que même sa douleur devient illégitime, et qu’elle ne peut désormais ni aimer, ni souffrir, ni pleurer sans culpabilité.
Commentaire composé
Ourika, court roman publié en 1823 par Claire de Duras, est une œuvre singulière et précoce dans la littérature française : elle donne voix à une jeune femme noire adoptée par l’aristocratie française avant la Révolution. L’autrice, femme noble et éclairée, donne ici un visage humain et douloureux à l’exclusion raciale et sociale. Ce texte s’inscrit dans un XIXe siècle marqué par les débats sur l’esclavage, les droits humains et le rôle de la femme, tout en explorant l’intériorité psychologique de son héroïne. Ourika, brillante, cultivée, mais prisonnière de sa couleur de peau, découvre dans cet extrait la vérité déchirante de son mal-être : un amour impossible pour Charles, le fils de sa protectrice.
L’extrait que nous étudions est un moment climatique du récit : il fait entendre le dialogue tendu entre Ourika et une dame bienveillante qui tente de comprendre sa souffrance. Peu à peu, le dialogue débouche sur une révélation dévastatrice : Ourika aime Charles, mais cette passion est jugée impossible, voire criminelle. Ce passage mêle ainsi dialogue, monologue intérieur et crise existentielle, révélant toute la complexité du mal d’Ourika.
Nous nous demanderons donc : comment cet extrait met-il en scène, dans un style profondément introspectif, la naissance tragique de la conscience de soi chez une héroïne marginalisée ?
Nous verrons dans un premier temps un dialogue de sourds voilé de compassion, puis l’éclatement d’une révélation cruelle, et enfin la naissance d’une culpabilité tragique, reflet d’un drame intérieur d’une rare intensité.
Dès les premières lignes, l’échange entre Ourika et la dame semble tendre vers la consolation. Mais très vite, ce dialogue à deux voix devient un dialogue de sourds, où l’une essaie d’apaiser, tandis que l’autre oppose une lucidité désespérée. Le ton est doux, mais la fracture est profonde.
La dame commence par une parole affectueuse : « Vous savez combien je vous aime », employant un vocabulaire de tendresse (« chère », « peine », « esprit »). Elle propose des remèdes communs au spleen : la raison, les distractions, les talents. Cette parole relève du registres de la raison classique, presque voltairien : « lorsque les maux sont sans remède, n’est-ce pas une folie de refuser de s’y soumettre ? ». Il s’agit d’accepter le réel, de se résigner.
Mais Ourika, elle, oppose un désespoir profond et philosophique. Ses répliques révèlent une pensée aiguë et douloureuse : « L’esprit ne sert qu’à augmenter les maux véritables ». L’antithèse entre l’esprit et le bonheur, entre le goût et l’effort (« les goûts qu’on se fait, sont un effort, et non un plaisir ») montre que toute tentative de consolation est vaine. L’image du talent stérile en est l’illustration frappante : « mes talents seraient comme la fleur du poète anglais, qui perdait son parfum dans le désert ». Cette métaphore poétique, empruntée à Gray, évoque la beauté inutile, le destin solitaire, la voix perdue dans l’indifférence du monde.
Le dialogue devient ainsi un miroir fissuré, où chaque parole de la dame, pourtant bienveillante, est rejetée par la lucidité désespérée d’Ourika. La compassion ne peut rien contre le vertige intérieur d’une jeune femme qui sent que tout, en elle, est condamné d’avance.
La tension dramatique culmine dans la deuxième moitié de l’extrait, avec la violente révélation faite par la dame : « Tous vos regrets, toutes vos douleurs ne viennent que d’une passion malheureuse… vous êtes folle d’amour pour Charles. »
Ce moment brise le silence que maintenait Ourika : la parole imposée vient de l’extérieur, comme une blessure, et non comme une confession.
Le changement de ton est brutal. La dame, qui jusque-là cherchait à comprendre, s’impatiente, « éleva la voix », et finit par accuser Ourika de dissimulation. Elle dit même avec dureté : « la réserve quelquefois conduit à la fausseté », associant silence et mensonge. On assiste ici à une bascule dramatique, où la parole devient jugeante, intrusive, presque violente.
La figure la plus puissante du passage est celle de la lumière infernale : « Quelle lumière affreuse avait-elle jetée sur l’abîme de mes douleurs ! ». L’auteur recourt à une allégorie biblique et saisissante : « comme la lumière qui pénétra une fois au fond des enfers, et qui fit regretter les ténèbres ». Ce choc ontologique montre que la révélation n’apporte pas de salut, mais une souffrance supplémentaire. La lumière ne sauve pas, elle détruit le fragile abri des ténèbres, où Ourika survivait tant bien que mal.
Le style devient alors lyrique, halluciné, presque mystique. Le rythme s’accélère, les exclamations se multiplient (« Grand Dieu ! », « Quoi ! », « Et cependant… »), les phrases se fragmentent. Le texte bascule du dialogue vers le monologue intérieur, et cette rupture stylistique traduit la violence de la prise de conscience.
La révélation n’éclaire pas ; elle transperce, elle ravage. Ce n’est pas seulement une passion qui est révélée, mais une transgression intime, un amour considéré comme “criminel”, car croisant les lignes de race, de classe, et de condition.
La dernière partie du texte donne à entendre un désespoir d’une rare intensité. Ourika, anéantie, intègre la parole de l’autre, la fait sienne, mais dans une forme de masochisme intérieur. La révélation d’un amour interdit devient remords, et le remords, sentiment moral, s’installe dans une âme innocente.
L’expression « je vais donc recevoir aussi le remords dans mon cœur désolé » est bouleversante. Ourika devient sa propre juge. C’est ici le drame absolu : elle se croit coupable d’aimer. Elle doute d’elle-même, s’accuse d’un péché qu’elle n’a pas commis. Le mot « criminelle » revient : « Ce désir… c’était le bonheur lui-même… mes vœux impies ! »
Mais ce remords est paradoxalement lutte et défense. Le texte multiplie les questions rhétoriques, marquant une tentative d’auto-justification : « Est-il donc impossible d’aimer plus que sa vie avec innocence ? » Cette succession de questions appelle une réponse du cœur, une défense de l’amour pur, des sentiments désintéressés, de l’humanité universelle. Les références à la mère héroïque, aux frères sur l’échafaud, montrent que l’amour n’est pas forcément égoïste ou sexuel, mais peut être sublime, sacrificiel, fraternel.
Et pourtant, malgré ces plaidoyers, la voix d’Ourika replonge dans la culpabilité : « il me sera défendu de penser à lui ! je n’oserai plus souffrir ! ». La douleur même devient un crime. Le champ lexical du rejet est omniprésent : « inutile », « impie », « interdit », « criminelle », « remords ». C’est le triomphe d’une intériorisation du rejet social : Ourika devient elle-même l’instrument de sa propre exclusion, dans un mouvement tragique qui évoque Racine ou le théâtre antique.
Cette dernière partie du texte donne toute sa force au récit : Claire de Duras a su peindre avec intensité la déchirure d’une conscience qui se pense illégitime d’exister et même de souffrir. Le crime d’Ourika n’est pas réel : il est le produit d’un monde qui refuse l’altérité.
Cet extrait d’Ourika est d’une beauté poignante et d’une modernité troublante. Il mêle le drame intime à la critique sociale, le lyrisme à la lucidité, la poésie à la douleur. À travers ce dialogue cassé, cette révélation brutale et cette introspection déchirante, Claire de Duras donne voix à un personnage marginalisé qui, malgré son intelligence, son éducation, sa sensibilité, se voit condamné à l’isolement. L’œuvre questionne profondément : peut-on aimer librement quand on est différent ? Peut-on même pleurer sans être accusé ? La réponse du texte est tragique : dans une société injuste, même les larmes peuvent être interdites. Ce passage, d’une puissance émotionnelle rare, fait d’Ourika un chef-d’œuvre discret mais inoubliable, où l’on entend battre le cœur d’une conscience qui crie dans le désert, comme la fleur anglaise, et qui, dans son silence douloureux, nous parle encore aujourd’hui.