I
Beau monde des masures
De la nuit et des champs
II
Visages bons au feu visages bons au fond
Aux refus à la nuit aux injures aux coups
III
Visages bons à tout
Voici le vide qui vous fixe
Votre mort va servir d'exemple
IV
La mort cœur renversé
V
Ils vous ont fait payer le pain
Le ciel la terre l'eau le sommeil
Et la misère
De votre vie
VI
Ils disaient désirer la bonne intelligence
Ils rationnaient les forts jugeaient les fous
Faisaient l'aumône partageaient un sou en deux
Ils saluaient les cadavres
Ils s'accablaient de politesses
VII
Ils persévèrent ils exagèrent ils ne sont pas de notre monde
VIII
Les femmes les enfants ont le même trésor
De feuilles vertes de printemps et de lait pur
Et de durée
Dans leurs yeux purs
IX
Les femmes les enfants ont le même trésor
Dans les yeux
Les hommes le défendent comme ils peuvent
X
Les femmes les enfants ont les mêmes roses rouges
Dans les yeux
Chacun montre son sang
XI
La peur et le courage de vivre et de mourir
La mort si difficile et si facile
XII
Hommes pour qui ce trésor fut chanté
Hommes pour qui ce trésor fut gâché
XIII
Hommes réels pour qui le désespoir
Alimente le feu dévorant de l'espoir
Ouvrons ensemble le dernier bourgeon de l'avenir
XIV
Parias la mort la terre et la hideur
De nos ennemis ont la couleur
Monotone de notre nuit
Nous en aurons raison.
Paul Eluard, Cours naturel, 1938
Commentaire composé du poème La Victoire de Guernica de Paul Éluard
Introduction
La Victoire de Guernica est un poème que Paul Éluard écrit en 1938, après le bombardement de la ville de Guernica, le 26 avril 1937, par les forces aériennes allemandes, lors de la guerre civile espagnole. Cet événement tragique, qui a fait près de 2000 victimes, est devenu un symbole de la barbarie de la guerre moderne. Ce massacre, qui a choqué l’opinion publique internationale, a également inspiré le peintre Pablo Picasso à réaliser son célèbre tableau Guernica. Dans ce poème, Éluard dénonce la violence inouïe de ce bombardement et en fait un cri de résistance face à l'inhumanité de la guerre. Le poème, à travers ses multiples images et registres, rend hommage aux victimes tout en s'érigeant contre les oppresseurs et les injustices de la guerre. Nous analyserons dans ce commentaire la manière dont Éluard traite de la souffrance humaine, la résistance face à la guerre, et la vision d’un avenir possible malgré la violence.
1. La souffrance humaine et la violence de la guerre
Le poème se caractérise par une succession de strophes où Éluard évoque les visages des victimes, notamment dans la section "Visages bons au feu / Visages bons au fond" (strophe II). Ces vers dépeignent l’horreur et la souffrance des habitants de Guernica, pris dans la violence aveugle du bombardement. Le visage, symbole de l’identité et de l’humanité, devient ici un réceptacle de douleur, une image déshumanisée, réduite à un masque d’agonie. La répétition de "les femmes les enfants ont le même trésor" (strophes VIII, IX, X) souligne la solidarité dans la souffrance, mais aussi l’universalité du mal, frappant indistinctement hommes, femmes et enfants. La guerre, dans ce poème, efface les différences et engendre une douleur partagée.
Dans la strophe V, "Ils vous ont fait payer le pain / Le ciel la terre l'eau le sommeil", Éluard critique l’injustice de la guerre en soulignant que les bases même de la vie (le pain, la terre, l'eau, etc.) sont perverties et deviennent des objets de souffrance et de privation. Ce "prix" à payer est celui de la guerre, un coût insupportable pour des innocents. L’énumération de ces éléments essentiels, pris dans leur simplicité, rend l’absurdité de la violence encore plus poignante. L’élément vital devient synonyme de misère, ce qui renforce le caractère absurde et cruel du conflit.
2. La résistance et l'opposition à l'oppresseur
Tout au long du poème, Éluard s'oppose à ceux qui perpétuent cette violence, qu’il décrit comme étant "pas de notre monde" (strophe VII). Ce rejet catégorique des oppresseurs leur attribue une nature inhumaine, déconnectée des valeurs humaines et universelles. Par cette strophe, Éluard rejette les responsables de la guerre comme étrangers à la condition humaine, des êtres qui, en persévérant dans leur barbarie, font fi de tout ce qui est précieux et sacré dans l’existence.
La guerre n’est pas seulement une tragédie matérielle et physique, mais aussi une lutte morale. Dans la strophe XII, "Hommes réels pour qui le désespoir / Alimente le feu dévorant de l'espoir", l'espoir devient une forme de résistance face au désespoir généré par la guerre. Ce contraste met en lumière la capacité de l’homme à transcender la violence par l’espérance, une force intérieure qui, même dans les moments les plus sombres, permet d’envisager une issue à la souffrance.
3. Une vision de l'avenir : l’espoir et la solidarité humaine
La dernière strophe du poème, "Ouvrons ensemble le dernier bourgeon de l'avenir", offre une lueur d’espoir au milieu du chaos et de la désolation. Le "dernier bourgeon" symbolise un renouveau possible, une émergence de la vie malgré la guerre. La naissance d’une nouvelle ère se fait par la solidarité et l’unité, "ensemble". La guerre, bien qu’il soit impossible de la nier dans sa cruauté, n’est pas la fin de l’humanité : le poème suggère que, par la résistance, l’espoir et la solidarité, un avenir meilleur peut encore naître.
Les "femmes" et les "enfants", qui détiennent "le même trésor", sont représentés comme les gardiens d'une forme de pureté et de sagesse, une sorte de promesse d'avenir. La nature et la vie s'incarnent dans "les feuilles vertes de printemps et de lait pur", image de renouveau et de pureté opposée à la violence des bombardements. C’est dans ce contraste que se trouve la force du poème : il reste fidèle à l’humanisme d’Éluard, même dans les pires moments de l’histoire.
Conclusion
La Victoire de Guernica est un poème qui, tout en dénonçant la violence extrême et les injustices de la guerre, demeure une ode à l’espoir et à la résilience de l’humanité. Par son style, fait d’images poignantes et de répétitions qui renforcent l'impact de son message, Éluard parvient à transformer l’horreur du bombardement de Guernica en un cri de résistance. Ce poème est à la fois une réflexion sur la douleur humaine et un appel à l’action, une invitation à s’unir pour faire triompher l’espoir face à la barbarie. Le "dernier bourgeon de l'avenir" qu'Éluard appelle à ouvrir est une promesse de renaissance, un avenir que l’on peut encore façonner si l’on parvient à garder vivante la flamme de la solidarité et de l’amour humain.