Autrefois le Rat de ville
Invita le Rat des champs,
D'une façon fort civile1,
A des reliefs d'Ortolans.
Sur un Tapis de Turquie
Le couvert se trouva mis.
Je laisse à penser la vie
Que firent ces deux amis.
Le régal fut fort honnête,
Rien ne manquait au festin ;
Mais quelqu'un troubla la fête
Pendant qu'ils étaient en train.
A la porte de la salle
Ils entendirent du bruit :
Le Rat de ville détale ;
Son camarade le suit.
Le bruit cesse, on se retire :
Rats en campagne aussitôt ;
Et le citadin de dire :
Achevons tout notre rôt2.
- C'est assez, dit le rustique ;
Demain vous viendrez chez moi :
Ce n'est pas que je me pique
De tous vos festins de Roi ;
Mais rien ne vient m'interrompre :
Je mange tout à loisir.
Adieu donc ; fi du plaisir3
Que la crainte peut corrompre.
Jean de la Fontaine - Les Fables
Vocabulaire :
1 fort civile : très polie
2 rôt : repas
3 fi du plaisir : tant pis pour le plaisir
Jean de La Fontaine (1621-1695) est l'un des poètes les plus célèbres du XVIIe siècle, reconnu pour ses Fables, dans lesquelles il explore des thèmes universels à travers des récits simples et souvent animaliers. Dans Le Rat de ville et le Rat des champs, une fable du livre I publiée pour la première fois en 1668, La Fontaine met en scène deux rats représentant chacun un mode de vie différent : celui de la ville, associé au luxe et à l’agitation, et celui de la campagne, plus simple et paisible. Cette fable s'inspire d'une fable d'Horace et d'Ésope, des auteurs antiques, et reflète la réflexion de La Fontaine sur les valeurs opposées de la vie citadine et rurale. À travers ce conte, La Fontaine nous invite à méditer sur les véritables sources du bonheur et de la tranquillité.
Au début de la fable, La Fontaine introduit le Rat de ville, qui invite le Rat des champs à venir partager un repas somptueux. Ce repas, composé de reliefs d’Ortolans et servi sur un tapis de Turquie, symbolise la vie citadine : luxueuse, raffinée, mais aussi fragile et vulnérable. Le banquet se déroule dans une ambiance idéale et faste, mais cet instant de bonheur est rapidement perturbé par un bruit inquiétant. Le Rat de ville réagit immédiatement en fuyant, suivi de son ami le rat de campagne, soulignant ainsi que même dans les moments de plaisir, la ville est envahie par la crainte et l’angoisse, comme en témoigne le bruit entendu à la porte.
Ce passage reflète la vie citadine marquée par l'incertitude et la peur constante, et la difficulté de profiter pleinement des plaisirs, car ils sont souvent interrompus par des menaces extérieures, qu’elles soient physiques (le bruit de l’intrusion) ou sociales (l’agitation du monde urbain).
Après cette scène de fuite précipitée, la fable met en contraste la vie à la campagne. Le Rat des champs, bien que n’ayant pas les mêmes privilèges que le rat de ville, lui propose de venir partager un repas simple dans un cadre paisible. Il souligne que ce repas n’a rien de princier, mais que la véritable joie réside dans la tranquillité. Le Rat des champs met en avant la stabilité de son mode de vie : "Rien ne vient m'interrompre / Je mange tout à loisir" (v. 17-18). Ici, La Fontaine glorifie la simplicité de la vie rurale, où la paix et la sérénité ne sont pas perturbées par la crainte, contrairement à la vie en ville.
La Fontaine critique subtilement l'illusion du luxe urbain en montrant que, malgré les plaisirs matériels que la ville peut offrir, la crainte de la perte ou du danger (symbolisé par l'intrusion de l'inconnu) empêche de profiter véritablement de ces plaisirs. Au contraire, le rat de campagne, sans richesse ni faste, est pleinement épanoui dans sa simplicité et sa liberté.
La conclusion de la fable, où le Rat des champs préfère le calme à la vie citadine agitée, porte une leçon morale claire : le bonheur ne réside pas dans les biens matériels ou dans la richesse extérieure, mais dans la simplicité et la tranquillité. La Fontaine nous montre qu’une vie sans crainte ni perturbation, même modeste, vaut mieux que la richesse qui engendre de l'inquiétude. Par cette fable, il critique les excès de la société de son époque, où la recherche de luxe et de plaisirs superflus peut mener à l'angoisse et à l'instabilité.
Dans Le Rat de ville et le Rat des champs, La Fontaine nous invite à réfléchir sur les différentes formes de vie et les priorités que nous choisissons. La ville, avec ses plaisirs et son luxe, est présentée comme séduisante mais fragile, tandis que la campagne, avec sa simplicité et sa paix, est perçue comme véritablement riche. Par cette comparaison, La Fontaine nous enseigne que le bonheur durable ne dépend pas des richesses matérielles, mais de la paix intérieure et de la liberté des contraintes extérieures. La fable nous encourage à privilégier les valeurs de simplicité et de tranquillité dans un monde souvent trop porté sur la quête de biens matériels.