Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,
Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,
Par delà le soleil, par delà les éthers,
Par delà les confins des sphères étoilées,
Mon esprit, tu te meus avec agilité,
Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l'onde,
Tu sillonnes gaiement l'immensité profonde
Avec une indicible et mâle volupté.
Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides ;
Va te purifier dans l'air supérieur,
Et bois, comme une pure et divine liqueur,
Le feu clair qui remplit les espaces limpides.
Derrière les ennuis et les vastes chagrins
Qui chargent de leur poids l'existence brumeuse,
Heureux celui qui peut d'une aile vigoureuse
S'élancer vers les champs lumineux et sereins ;
Celui dont les pensers, comme des alouettes,
Vers les cieux le matin prennent un libre essor,
- Qui plane sur la vie, et comprend sans effort
Le langage des fleurs et des choses muettes !
Charles Baudelaire - Les Fleurs du mal
Élévation, le troisième poème de la section Spleen et Idéal du recueil Les Fleurs du Mal, représente un contraste frappant avec le poème L'Albatros, où Baudelaire explore la chute et l'inadaptation du poète à la société humaine. Dans Élévation, le poème s'ouvre sur une vision de la transcendée, une ascension qui permet au poète de se libérer des pesanteurs terrestres. Le titre est polysémique, renvoyant à l'idée de l'élévation physique (s'élever) et spirituelle (un moment liturgique de l'élévation de l'hostie dans la messe). Ce poème, composé de cinq quatrains d’alexandrins aux rimes embrassées, met en scène le mouvement ascensionnel du poète, qui par le langage poétique, se libère des miasmes de la terre.
Le poème commence par une élévation du poète au-dessus des éléments naturels : étangs, vallées, montagnes, bois, nuages et mers. Cette première image suggère un mouvement qui dépasse les frontières terrestres et même cosmiques, "par-delà le soleil" et "les sphères étoilées". Ce voyage ascendant est une métaphore de l'esprit du poète qui cherche à s'élever au-dessus de la misère de l'existence humaine. L'image du poète comparé à un nageur qui se pâme dans l'onde montre la légèreté et la joie qu'il ressent dans cet élan de liberté, suggérant que l’élévation spirituelle est aussi une quête de volupté et d'extase.
Dans la troisième strophe, Baudelaire invite son esprit à s’élever loin des "miasmes morbides", c’est-à-dire des souffrances et des maux terrestres. Cette purification se fait dans un "air supérieur", un espace plus pur, où l’esprit peut se nourrir d’une "liqueur divine" — le feu clair qui remplit les espaces limpides. Le poème évoque ainsi une quête de pureté et d’idéalisme, loin de la boue de l'existence humaine. La métaphore de la "liqueur" suggère une expérience mystique, un contact avec le divin ou avec la beauté sublime qui élève l'âme.
La quatrième strophe présente une vision idéale de l’existence : le poète évoque une personne capable de s’élever "d'une aile vigoureuse" et de se libérer des "ennuis" et "chagrins" de la vie. L’ascension devient ici un symbole de rédemption, de liberté et de sérénité. Celui qui peut se libérer de la lourdeur de l’existence accède aux "champs lumineux et sereins", un lieu de paix et de clarté. Enfin, la dernière strophe suggère que la vraie liberté réside dans la capacité de l’esprit à s’élever, à comprendre les choses muettes, comme les fleurs ou la nature, qui parlent un langage universel, celui de l’intuition et de la beauté.
Élévation est un poème qui célèbre la capacité de l'esprit humain à s’élever au-delà des contraintes matérielles et des souffrances de l’existence quotidienne. À travers des images de transcendance, de purification et de liberté, Baudelaire explore l’idée que l’art, en particulier la poésie, offre un moyen d’évasion et d'élévation spirituelle. Le poème offre ainsi une vision idéalisée de l'existence, où l’âme, débarrassée des pesanteurs du monde, peut accéder à une forme de bonheur pur, en communion avec l'univers et les mystères de la nature.