CE QU'ILS VIRENT DANS LE PAYS D'ELDORADO
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Vingt belles filles de la garde reçurent Candide et Cacambo à la descente du carrosse, les conduisirent aux bains, les vêtirent de robes d'un tissu de duvet de colibri ; après quoi les grands officiers et les grandes officières de la couronne les menèrent à l'appartement de Sa Majesté, au milieu de deux files chacune de mille musiciens, selon l'usage ordinaire. Quand ils approchèrent de la salle du trône, Cacambo demanda à un grand officier comment il fallait s'y prendre pour saluer Sa Majesté ; si on se jetait à genoux ou ventre à terre ; si on mettait les mains sur la tête ou sur le derrière ; si on léchait la poussière de la salle ; en un mot, quelle était la cérémonie. « L'usage, dit le grand officier, est d'embrasser le roi et de le baiser des deux côtés. » Candide et Cacambo sautèrent au cou de Sa Majesté, qui les reçut avec toute la grâce imaginable et qui les pria poliment à souper.
En attendant, on leur fit voir la ville, les édifices publics élevés jusqu'aux nues, les marchés ornés de mille colonnes, les fontaines d'eau pure, les fontaines d'eau rose, celles de liqueurs de canne de sucre, qui coulaient continuellement dans de grandes places, pavées d'une espèce de pierreries qui répandaient une odeur semblable à celle du gérofle et de la cannelle. Candide demanda à voir la cour de justice, le parlement ; on lui dit qu'il n'y en avait point, et qu'on ne plaidait jamais. Il s'informa s'il y avait des prisons, et on lui dit que non. Ce qui le surprit davantage, et qui lui fit le plus de plaisir, ce fut le palais des sciences, dans lequel il vit une galerie de deux mille pas, toute pleine d'instruments de mathématique et de physique.
Extrait du chapitre 18 de Candide ou l'optimiste - Voltaire
Dans cet extrait du Chapitre 18 de Candide, Voltaire nous offre un aperçu de l’utopique pays d’Eldorado, un monde idéalisé qui contraste vivement avec le reste des aventures de Candide, qui sont marquées par la guerre, la souffrance et les injustices. À travers cette description, Voltaire utilise l’utopie pour continuer sa critique de la société européenne, tout en offrant une réflexion sur le bonheur, la sagesse et la recherche du « meilleur des mondes possibles ». Ce passage est à la fois une satire des institutions sociales, politiques et religieuses européennes, et une réflexion sur les valeurs humaines.
Le passage commence par la description de l’accueil que Candide et Cacambo reçoivent à Eldorado. La scène est marquée par l’opulence et la beauté : vingt belles filles, des vêtements luxueux faits de duvet de colibri, des musiciens nombreux et un roi extrêmement gracieux. Cette introduction à la cour d'Eldorado est un contraste frappant avec les traitements qu’ils ont reçus dans leurs précédentes escales. Eldorado semble être une société parfaite, où l’hospitalité et la noblesse de cœur sont omniprésentes, et où les gens sont accueillis sans préjugés ni arrière-pensées. Ce raffinement, ce luxe et cette convivialité se trouvent bien éloignés de l'Europe de Candide, souvent marquée par l’hypocrisie, les luttes de pouvoir et l’injustice.
L’accueil du roi, qui consiste à embrasser Candide et Cacambo des deux côtés, est symbolique d’une société sans hiérarchie rigide et sans protocoles contraignants, ce qui contraste avec les cérémonies pompeuses et les marques de soumission qu’ils ont connues jusque-là. Cette scène met en lumière la simplicité et la bienveillance d’une monarchie qui ne s’embarrasse pas des conventions superficielles qui existent ailleurs.
L’une des caractéristiques les plus frappantes de ce pays est l’absence de certains aspects négatifs de la société européenne. Candide, curieux de connaître les institutions de ce pays, s’informe sur la justice, les prisons, et le parlement. La réponse qu’il reçoit, selon laquelle il n’y a ni prisons ni tribunaux, le surprend et le ravit. Cela évoque une société idéale où la violence, l’oppression et la punition n’ont pas leur place. Il est étonné de découvrir qu’à Eldorado, la justice n’est pas nécessaire car il n’y a pas de crimes, de conflits ou de méfaits. Voltaire utilise ici l’utopie pour critiquer la société européenne, où les injustices sont monnaie courante et les systèmes judiciaires ne sont souvent que des instruments de pouvoir.
En refusant de décrire une justice punitive ou des prisons, Voltaire remet en question la structure des sociétés européennes où la loi semble souvent servir de moyen pour maintenir l'ordre social par la répression. Eldorado apparaît ainsi comme une société qui a transcendé les vices humains et qui ne connaît ni l’injustice ni les inégalités. Cela semble faire écho à l’idée que la perfection humaine et sociale est possible, mais qu'elle ne peut exister dans le cadre des systèmes traditionnels du monde occidental.
L’autre élément marquant de l’extrait est la mention du palais des sciences. Candide, curieux et admiratif, découvre une immense galerie remplie d’instruments de mathématiques et de physique. Cette représentation de la science et de la connaissance comme étant au cœur de la société d’Eldorado souligne l’importance de la raison et de l’intelligence dans l’organisation de ce pays. Dans une époque où les sciences étaient souvent éclipsées par les religions et les superstitions en Europe, Eldorado apparaît comme un modèle de société éclairée, fondée sur la recherche de la vérité et la compréhension du monde à travers la rationalité et les sciences.
La présence d’une telle galerie scientifique symbolise la place prééminente accordée à la raison et à la quête du savoir dans cette utopie. Contrairement aux sociétés européennes, où la foi et l’ignorance dominent parfois les esprits, Eldorado met en avant la science comme outil de progrès et de bien-être. Cette image peut être interprétée comme une critique des dogmes religieux et des superstitions qui entravaient la pensée rationnelle en Europe à l'époque de Voltaire.
Enfin, la description d’Eldorado renvoie également à la question de la richesse et de l’or, un thème récurrent dans Candide. Bien qu’Eldorado soit une société extraordinairement riche, la richesse n’y semble pas avoir la même valeur qu’ailleurs. Contrairement à l’Europe, où l’or est un symbole de pouvoir, de domination et de cupidité, à Eldorado, il est distribué avec simplicité et abondance, et son accumulation ne semble pas avoir de but précis. Le royaume semble avoir transcendé les préoccupations matérielles, suggérant que la véritable richesse réside dans l’harmonie, la connaissance et la justice, plutôt que dans l'accumulation de biens.
Dans cet extrait du Chapitre 18, Voltaire offre une vision utopique d’Eldorado, un pays sans injustices, sans souffrances et où la science et la raison règnent en maîtres. À travers ce portrait d’une société idéale, l’auteur pousse ses lecteurs à réfléchir sur les imperfections de la société européenne de son époque, tout en soulignant l’impossibilité, ou du moins la difficulté, d’atteindre un tel modèle. Cette utopie, bien qu’attrayante, sert également de critique implicite à l’idéalisme et aux théories philosophiques qui prétendent que tout va bien dans le meilleur des mondes possibles, tout en démontrant que même dans un monde parfait, l’homme reste insatisfait et cherche toujours à fuir ou à fuir les imperfections de son propre monde. Voltaire, à travers la satire et l’ironie, nous invite à interroger la nature humaine et la quête du bonheur dans un monde qui n’est jamais aussi parfait que dans les rêves des philosophes.