ACTE II - Scène 12
LE COMTE, LA COMTESSE
LE COMTE, d’un ton un peu sévère.
Vous n'êtes pas dans l'usage de vous enfermer !
LA COMTESSE, troublée.
Je... je chiffonnais... oui, je chiffonnais avec Suzanne ; elle est passée un moment chez elle.
LE COMTE l'examine.
Vous avez l'air et le ton bien altérés !
LA COMTESSE.
Cela n'est pas étonnant... pas étonnant du tout... je vous assure... nous parlions de vous... Elle est passée, comme je vous dis...
LE COMTE.
Vous parliez de moi ! ... Je suis ramené par l'inquiétude ; en montant à cheval, un billet qu'on m'a remis, mais auquel je n'ajoute aucune foi, m'a... pourtant agité.
LA COMTESSE.
Comment, monsieur ?... quel billet ?
LE COMTE.
Il faut avouer, madame, que vous ou moi sommes entourés d'êtres... bien méchants ! On me donne avis que, dans la journée, quelqu'un que je crois absent doit chercher à vous entretenir.
LA COMTESSE.
Quel que soit cet audacieux, il faudra qu'il pénètre ici ; Car mon projet est de ne pas quitter ma Chambre de tout le jour.
LE COMTE.
Ce soir, pour la noce de Suzanne ?
LA COMTESSE.
Pour tien au monde ; je suis très incommodée.
LE COMTE.
Heureusement le docteur est ici. (Le page fait tomber une chaise dans le cabinet.) Quel bruit entends-je ?
LA COMTESSE, plus troublée.
Du bruit ?
LE COMTE.
On a fait tomber un meuble.
LA COMTESSE.
Je... je n'ai rien entendu, pour moi.
LE COMTE.
Il faut que vous soyez furieusement préoccupée !
LA COMTESSE.
Préoccupée ! de quoi ?
LE COMTE.
Il y a quelqu'un dans ce cabinet, madame.
LA COMTESSE.
Eh... qui voulez-vous qu'il y ait, monsieur ?
LE COMTE.
C'est moi qui vous le demande ; j'arrive.
LA COMTESSE.
Eh mais... Suzanne apparemment qui range.
LE COMTE.
Vous avez dit qu'elle était passée chez elle !
LA COMTESSE.
Passée... ou entrée là ; je ne sais lequel.
LE COMTE.
Si C'est Suzanne, d'où vient le trouble où je vous vois ?
LA COMTESSE.
Du trouble pour ma camariste ?
LE COMTE.
Pour votre Camariste, je ne sais ; mais pour du trouble, assurément.
LA COMTESSE.
Assurément, monsieur, cette fille vous trouble et vous occupe beaucoup plus que moi.
LE COMTE, en colère.
Elle m'occupe à tel point, madame, que je veux la voir à l'instant.
LA COMTESSE.
Je crois, en effet, que vous le voulez souvent : mais voilà bien les soupçons les moins fondés...
Le Mariage de Figaro - Beaumarchais - Acte II, scène 12
Introduction
Dans Le Mariage de Figaro, Beaumarchais peint un portrait satirique de la noblesse et des rapports de pouvoir qui la traversent. L’œuvre, écrite en 1778 et jouée pour la première fois en 1784, se distingue par sa critique sociale et ses ressorts comiques. L'Acte II de cette comédie marque un tournant important dans l'intrigue, avec le début des manœuvres de Figaro pour déjouer les plans du Comte Almaviva. Dans la scène 12 de cet acte, Beaumarchais met en scène un face-à-face tendu entre le Comte et la Comtesse, où le thème du secret et de la suspicion est mis en avant. Cette scène, empreinte de tensions et de malentendus, fait surgir des conflits sous-jacents au sein du couple aristocratique, tout en mettant en lumière les rapports de pouvoir et de manipulation qui le caractérisent. Nous examinerons ici comment Beaumarchais utilise l'espace et le temps pour exposer les dérives du couple Almaviva, tout en soulignant la tension dramatique de la scène.
I. Les tensions et le jeu de pouvoir entre le Comte et la Comtesse
La suspicion croissante du Comte
La scène s'ouvre sur une confrontation tendue, où le Comte, d'un ton sévère, questionne la Comtesse sur son comportement : "Vous n'êtes pas dans l'usage de vous enfermer !" Cette remarque met en lumière le contrôle qu'exerce le Comte sur sa femme et la méfiance qu'il nourrit à son égard. L'enfermement de la Comtesse, loin d'être une simple situation domestique, devient un symbole du contrôle et de l'isolement. La méfiance du Comte envers sa femme est palpable tout au long de la scène, comme lorsqu’il note : "Vous avez l'air et le ton bien altérés !", soulignant son besoin de maintenir un contrôle total sur elle et son environnement.
Le Comte, manipulant l'inquiétude, avoue qu’un billet anonyme l'a mis sur ses gardes : "On me donne avis que, dans la journée, quelqu'un que je crois absent doit chercher à vous entretenir." Cette déclaration révèle son obsession et son incapacité à faire confiance à sa femme, bien qu'il n'ait aucune preuve tangible de ses infidélités. Il utilise le suspense autour du billet pour instiller le doute et tester la fidélité de la Comtesse. Cette situation illustre l’instabilité du mariage du Comte et de la Comtesse, où les soupçons prennent le pas sur la confiance.
Les stratégies de la Comtesse : manipulation et détournement
La Comtesse, elle, répond avec calme, mais son trouble est évident. À plusieurs reprises, elle tente de détourner l’attention du Comte, prétextant des raisons innocentes pour justifier son comportement : "Je chiffonnais... oui, je chiffonnais avec Suzanne." Elle se montre plus préoccupée par la situation de Suzanne que par celle du Comte, ce qui crée un décalage entre leurs préoccupations respectives. En essayant de maintenir la situation sous contrôle, la Comtesse semble utiliser des stratagèmes pour échapper à l'emprise du Comte.
La Comtesse joue habilement sur les mots pour dissimuler la vérité. Quand le Comte fait allusion à la présence de quelqu’un dans le cabinet, elle répond d’abord par une négation incrédule : "Eh... qui voulez-vous qu'il y ait, monsieur ?" Cette réponse, qui semble innocente, est une tentative de dissimulation. Plus tard, elle se trouve confrontée à la possibilité que Suzanne soit en réalité dans la pièce, et son mensonge devient plus apparent : "Passée... ou entrée là ; je ne sais lequel." Ce flottement dans ses réponses trahit son anxiété et son désir de dissimuler la vérité tout en maintenant un semblant de calme.
II. Le rôle de l'espace et du temps dans la tension dramatique
L’espace clos comme révélateur de l’intimité et des conflits
L'espace joue un rôle crucial dans cette scène. Le cabinet, en particulier, devient un espace symbolique où se nouent les tensions du couple. Lorsque le Comte accuse la Comtesse d’avoir quelqu’un dans le cabinet, cet espace fermé devient un lieu de suspicion et de dissimulation. L’enfermement dans la pièce, et plus spécifiquement dans le cabinet, crée un contraste entre l'apparente tranquillité de l'intérieur et les soupçons qui naissent à l'extérieur. L'isolement du personnage dans cet espace réduit leur liberté et amplifie les conflits internes. Le cabinet est donc un espace de non-dits et de secrets, accentuant la tension dramatique et la crise de confiance entre les personnages.
Le temps et le suspense : l'art de la manipulation
Le temps est également un facteur clé de cette scène. Le Comte, en insistant pour savoir ce qui se passe, crée une pression temporelle sur la Comtesse. Les réponses de la Comtesse deviennent de plus en plus hésitantes et évasives, ce qui renforce l’idée que le temps, dans cette scène, est à la fois un allié et un ennemi pour la Comtesse. Le Comte, quant à lui, semble vouloir faire durer l’interrogatoire, cherchant à faire avouer la Comtesse ou à la déstabiliser. Ainsi, le temps devient un outil de manipulation dans ce face-à-face, où chaque réponse de la Comtesse est attendue avec impatience et suspicion. Le suspense est ainsi maintenu à travers les silences et les hésitations, qui prolongent l’angoisse du Comte et de la Comtesse.
III. La critique sociale : l'infidélité et les jeux de pouvoir
L’infidélité comme moteur de l’intrigue
La scène met en lumière les doutes et l’infidélité qui gangrènent le mariage du Comte et de la Comtesse. Le Comte, obsédé par l’idée que sa femme pourrait le tromper, dévoile les inégalités de pouvoir dans leur relation. Bien qu’il semble accuser la Comtesse de tromperie, il est lui-même l’auteur de nombreuses infidélités, ce qui rend son accusation hypocrite. Beaumarchais dénonce ainsi les rapports inégaux entre les sexes, où l’homme peut se permettre de céder à ses désirs tout en accusant sa femme d’une faute qu’il commet lui-même. Le Comte, en voulant voir Suzanne, démontre une fois de plus son désir de dominer et de posséder, ce qui renforce le contraste avec la Comtesse, qui, bien qu’elle soit sous surveillance constante, parvient à manipuler les situations à son avantage.
La critique de la noblesse et du mariage aristocratique
Cette scène, comme beaucoup d'autres dans la pièce, critique le mariage aristocratique, dans lequel les relations sont marquées par l'hypocrisie, la surveillance et l'infidélité. Le Comte et la Comtesse, chacun à leur manière, sont prisonniers d’un système social qui valorise l’apparence et le statut au détriment des sentiments et de l’amour sincère. Leur relation est donc un terrain fertile pour les manœuvres et les jeux de pouvoir. Beaumarchais expose la fragilité de ces unions, qui reposent sur des faux-semblants et des manipulations, au lieu de reposersur des bases solides de confiance et de respect.
Conclusion
La scène 12 de l'Acte II de Le Mariage de Figaro est un exemple frappant des jeux de pouvoir et des tensions qui traversent le couple Almaviva. À travers l’interrogatoire du Comte et les réponses de plus en plus hésitantes de la Comtesse, Beaumarchais met en scène la fragilité de la confiance et les dérives du mariage aristocratique. L’espace clos et le temps qui s’étire accentuent la tension dramatique de la scène, tout en mettant en lumière les thèmes de l’infidélité et de la manipulation. Cette scène est ainsi un élément clé de la critique sociale de Beaumarchais, qui dénonce l’hypocrisie des mœurs aristocratiques et expose la fragilité des relations de pouvoir dans la société de l’époque.