Deux vrais Amis vivaient au Monomotapa ;
L'un ne possédait rien qui n'appartînt à l'autre.
Les amis de ce pays-là
Une nuit que chacun s'occupait au sommeil,
Et mettait à profit l'absence du soleil,
Un de nos deux Amis sort du lit en alarme ;
Il court chez son intime, éveille les Valets :
Morphée avait touché le seuil de ce palais.
L'Ami couché s'étonne, il prend sa bourse, il s'arme ;
Vient trouver l'autre, et dit : Il vous arrive peu
De courir quand on dort ; vous me paraissez homme
A mieux user du temps destiné pour le somme :
N'auriez-vous point perdu tout votre argent au jeu ?
En voici. S'il vous est venu quelque querelle,
J'ai mon épée, allons. Vous ennuyez-vous point
De coucher toujours seul ? Une esclave assez belle
Était à mes côtés ; voulez-vous qu'on l'appelle ?
Non, dit l'Ami, ce n'est ni l'un ni l'autre point :
Je vous rends grâce de ce zèle.
Vous m'êtes en dormant un peu triste apparu ;
J'ai craint qu'il ne fût vrai, je suis vite accouru.
Ce maudit songe en est la cause.
Qui d'eux aimait le mieux ? Que t'en semble, lecteur ?
Cette difficulté vaut bien qu'on la propose.
Qu'un Ami véritable est une douce chose !
Il cherche vos besoins au fond de votre cœur ;
Il vous épargne la pudeur
De les lui découvrir vous-même.
Un songe, un rien, tout lui fait peur
Quand il s'agit de ce qu'il aime.
Jean de la Fontaine - Les Fables
Jean de La Fontaine, auteur emblématique du Classicisme, a marqué son époque par ses fables, qui allient enseignement moral et subtilité littéraire. À travers des récits animaliers ou, comme ici, des histoires humaines, il explore les vertus et les travers des comportements humains. Les Deux Amis, fable tirée du Livre XIII, fable XI du second recueil, est un exemple de son habileté à traiter de l'amitié, une valeur capitale dans la société de son temps. La Fontaine, en contant une histoire d'amitié entre deux hommes vivant au Monomotapa, une région éloignée, interroge le lecteur sur les véritables qualités d'un ami. La morale de cette fable est claire : un véritable ami est celui qui est généreux, attentionné et prévenant. L’œuvre suit le schéma narratif classique des fables, avec une situation initiale, un élément perturbateur, des péripéties et une situation finale, avant d’énoncer une morale didactique à la fin.
Le récit débute par une présentation des deux amis, qui sont si proches qu’ils vivent dans une parfaite harmonie. "L'un ne possédait rien qui n'appartînt à l'autre" (vers 2) montre l’intimité totale qui existe entre ces deux hommes, jusqu'à la fusion des biens matériels. Cette absence de distinction entre eux préfigure une amitié sans égard pour les intérêts personnels. Il n’y a pas de frontière entre leurs possessions et leurs sentiments : une véritable égalité.
Cette situation initiale pose les bases d'une amitié idéale, et le lecteur peut déjà anticiper que l’action qui suivra mettra en lumière les principes de l’amitié véritable, que La Fontaine souhaite démontrer à travers l’épreuve qui se profile.
L’élément perturbateur survient sous la forme d’un cauchemar qu’a l’un des amis. En plein sommeil, celui-ci est réveillé en sursaut par son ami, qui s’inquiète pour lui. Ce détail dramatise l’instant et met en avant l’empathie qui lie les deux personnages. Le réveil précipité, dans une scène qui pourrait paraître burlesque, accentue la pureté du sentiment d’amitié entre eux : "Il court chez son intime, éveille les Valets" (vers 6). Cet acte impulsif, dénué de raison, montre l’alarme profonde ressentie par l’ami, qui se précipite sans réfléchir pour vérifier le bien-être de son compagnon.
L’ami réveillé, surpris par cette intrusion dans son sommeil, cherche à comprendre la raison de ce comportement étrange. Il s’interroge sur d’éventuelles causes matérielles, comme une perte d’argent au jeu ou un conflit. Cependant, l’explication qui lui est donnée est toute autre : il s’agissait simplement d’un cauchemar. Ce détail souligne la naïveté et la pureté du sentiment de l’ami inquiet : il ne cherche pas à comprendre des causes matérielles ou rationnelles, mais uniquement à assurer le bien-être de l’autre.
La scène se poursuit avec une série de questions de l’ami réveillé, qui cherche à comprendre ce qui a pu pousser l'autre à agir de manière aussi extrême. Mais l'ami perturbé, loin de se sentir honteux, exprime sa reconnaissance : "Je vous rends grâce de ce zèle" (vers 14). La Fontaine met ici en valeur la sincérité et la réactivité de l’ami, qui se précipite par simple souci de bien-être pour l’autre, sans poser de questions sur les motifs rationnels de son action.
L'ami qui a fait le cauchemar explique la raison de son réveil : il a simplement eu peur que son ami ne soit en danger. Cette réaction est exagérée, mais elle est significative du dévouement de l’ami, qui est prêt à se sacrifier pour le bien-être de l’autre, même sans cause objective. Ce passage met en exergue la pureté des liens d’amitié, qui ne sont pas conditionnés par la rationalité, mais par une empathie profonde.
La Fontaine conclut sa fable par une réflexion sur l’amitié véritable. Selon lui, un ami authentique est celui qui perçoit les besoins de l'autre sans qu’il ait besoin de les exprimer. Il "cherche vos besoins au fond de votre cœur" (vers 27). Cette définition de l'amitié, fondée sur une réciprocité d’empathie et de générosité, est complète et prévient des attentes intéressées qui peuvent polluer une relation humaine. L’ami véritable est celui qui, bien que n’ayant pas de raison particulière de se préoccuper de l’autre, agit de manière altruiste, guidé par un amour pur et désintéressé. Le véritable ami "vous épargne la pudeur de les lui découvrir vous-même" (vers 28), ce qui signifie que l'ami idéal anticipe les besoins de l’autre, sans qu’il y ait nécessité d’expliciter quoi que ce soit.
Enfin, la phrase "Un songe, un rien, tout lui fait peur quand il s'agit de ce qu'il aime" (vers 30) synthétise l'intensité du lien d'amitié, où même les plus petites inquiétudes sont prises au sérieux, et où l’ami réagit immédiatement, sans considérer la gravité réelle de la situation.
Les Deux Amis de La Fontaine présente l’idéal d’une amitié sincère et désintéressée, dans laquelle l’ami véritable est celui qui agit pour l’autre sans attendre de réciprocité ou de raison matérielle. Par cette fable, La Fontaine invite ses lecteurs à réfléchir sur les valeurs de l’amitié et la manière dont celles-ci devraient être vécues au quotidien. Il oppose ici une vision pure et altruiste de l’amitié à une conception plus intéressée et calculée, invitant à une introspection sur les relations humaines. Cette fable, tout en étant didactique, est aussi un modèle moral que l’on peut appliquer dans la vie réelle.