Sa société était douce, ou plutôt elle était tranquille ; car son calme n’avait rien de doux ; il venait de la tournure de son esprit plutôt que de la paix de son cœur. Madame de B. avait été toute sa vie dans la position de rendre beaucoup de services ; liée avec M. de Choiseul, elle avait pu, pendant ce long ministère, être utile à bien des gens. Deux des hommes les plus influents pendant la terreur avaient des obligations à madame de B. ; ils s’en souvinrent et se montrèrent reconnaissants. Veillant sans cesse sur elle, ils ne permirent pas qu’elle fût atteinte ; ils risquèrent plusieurs fois leurs vies pour dérober la sienne aux fureurs révolutionnaires, car on doit remarquer qu’à cette époque funeste, les chefs mêmes des partis les plus violents ne pouvaient faire un peu de bien sans danger ; il semblait que, sur cette terre désolée, on ne pût régner que par le mal, tant lui seul donnait et ôtait la puissance. Madame de B. n’alla point en prison ; elle fut gardée chez elle, sous prétexte de sa mauvaise santé. Charles, l’abbé et moi nous restâmes auprès d’elle et nous lui donnions tous nos soins. Rien ne peut peindre l’état d’anxiété et de terreur des journées que nous passâmes alors, lisant chaque soir, dans les journaux, la condamnation et la mort des amis de madame de B., et tremblant à tout instant que ses protecteurs n’eussent plus le pouvoir de la garantir du même sort. Nous sûmes qu’en effet elle était au moment de périr, lorsque la mort de Robespierre mit un terme à tant d’horreurs. On respira ; les gardes quittèrent la maison de madame de B., et nous restâmes tous quatre dans la même solitude, comme on se retrouve, j’imagine, après une grande calamité à laquelle on a échappé ensemble. On aurait cru que tous les liens s’étaient resserrés par le malheur : j’avais senti que là, du moins, je n’étais pas étrangère.
Si j’ai connu quelques instants doux dans ma vie, depuis la perte des illusions de mon enfance, c’est l’époque qui suivit ces temps désastreux. Madame de B. possédait au suprême degré ce qui fait le charme de la vie intérieure : indulgente et facile, on pouvait tout dire devant elle ; elle savait deviner ce que voulait dire ce qu’on avait dit. Jamais une interprétation sévère ou infidèle ne venait glacer la confiance ; les pensées passaient pour ce qu’elles valaient ; on n’était responsable de rien. Cette qualité eût fait le bonheur des amis de madame de B. quand bien même elle n’eût possédé que celle-là. Mais combien d’autres grâces n’avait-elle pas encore ! Jamais on ne sentait de vide ni d’ennui dans sa conversation ; tout lui servait d’aliment : l’intérêt qu’on prend aux petites choses, qui est de la futilité dans les personnes communes, est la source de mille plaisirs avec une personne distinguée ; car c’est le propre des esprits supérieurs de faire quelque chose de rien. L’idée la plus ordinaire devenait féconde si elle passait par la bouche de madame de B. ; son esprit et sa raison savaient la revêtir de mille nouvelles couleurs. Charles avait des rapports de caractère avec madame de B., et son esprit aussi ressemblait au sien, c’est-à-dire qu’il était ce que celui de madame de B. avait dû être, juste, ferme, étendu, mais sans modifications ; la jeunesse ne les connaît pas : pour elle tout est bien ou tout est mal, tandis que l’écueil de la vieillesse est souvent de trouver que rien n’est tout à fait bien, et rien tout à fait mal. Charles avait les deux belles passions de son âge : la justice et la vérité. J’ai dit qu’il haïssait jusqu’à l’ombre de l’affectation : il avait le défaut d’en voir quelquefois où il n’y en avait pas. Habituellement contenu, sa confiance était flatteuse ; on voyait qu’il la donnait, qu’elle était le fruit de l’estime, et non le penchant de son caractère ; tout ce qu’il accordait avait du prix, car presque rien en lui n’était involontaire, et tout cependant était naturel. Il comptait tellement sur moi qu’il n’avait pas une pensée qu’il ne me dît aussitôt. Le soir, assis autour d’une table, les conversations étaient infinies : notre vieil abbé y tenait sa place ; il s’était fait un enchaînement si complet d’idées fausses, et il les soutenait avec tant de bonne foi, qu’il était une source inépuisable d’amusement pour madame de B., dont l’esprit juste et lumineux faisait admirablement ressortir les absurdités du pauvre abbé, qui ne se fâchait jamais ; elle jetait tout au travers de son ordre d’idées de grands traits de bon sens que nous comparions aux grands coups d’épée de Roland ou de Charlemagne. Madame de B. aimait à marcher ; elle se promenait tous les matins dans la forêt de Saint-Germain, donnant le bras à l’abbé ; Charles et moi nous la suivions de loin. C’est alors qu’il me parlait de tout ce qui l’occupait, de ses projets, de ses espérances, de ses idées sur tout, sur les choses, sur les hommes, sur les événements. Il ne me cachait rien, et il ne se doutait pas qu’il me confiât quelque chose. Depuis si longtemps il comptait sur moi, que mon amitié était pour lui comme sa vie, il en jouissait sans la sentir ; il ne me demandait ni intérêt ni attention ; il savait bien qu’en me parlant de lui, il me parlait de moi, et que j’étais plus lui que lui-même : charme d’une telle confiance, vous pouvez tout remplacer, remplacer le bonheur même ! Je ne pensais jamais à parler à Charles de ce qui m’avait fait tant souffrir ; je l’écoutais, et ses conversations avaient sur moi je ne sais quel effet magique, qui amenait l’oubli de mes peines. S’il m’eût questionnée, il m’en eût fait souvenir ; alors je lui aurais tout dit, mais il n’imaginait pas que j’avais aussi un secret. On était accoutumé à me voir souffrante ; et madame de B. faisait tant pour mon bonheur qu’elle devait me croire heureuse. J’aurais dû l’être ; je me le disais souvent ; je m’accusais d’ingratitude ou de folie ; je ne sais si j’aurais osé avouer jusqu’à quel point ce mal sans remède de ma douleur me rendait malheureuse. Il y a quelque chose d’humiliant à ne pas savoir se soumettre à la nécessité ; aussi ces douleurs, quand elles maîtrisent l’âme, ont tous les caractères du désespoir. Ce qui m’intimidait aussi avec Charles, c’est cette tournure un peu sévère de ses idées. Un soir, la conversation s’était établie sur la pitié, et on se demandait si les chagrins inspirent plus d’intérêt par leurs résultats ou par leurs causes. Charles s’était prononcé pour la cause ; il pensait donc qu’il fallait que toutes les douleurs fussent raisonnables. Mais qui peut dire ce que c’est que la raison ? est-elle la même pour tout le monde ? tous les cœurs ont-ils tous les mêmes besoins ? et le malheur n’est-il pas la privation des besoins du cœur ? Il était rare cependant que nos conversations du soir me ramenassent ainsi à moi-même ; je tâchais d’y penser le moins que je pouvais ; j’avais ôté de ma chambre tous les miroirs ; je portais toujours des gants ; mes vêtements cachaient mon cou et mes bras, et j’avais adopté, pour sortir, un grand chapeau avec un voile que souvent même je gardais dans la maison. Hélas ! je me trompais ainsi moi-même : comme les enfants, je fermais les yeux, et je croyais qu’on ne me voyait pas.
Résumé
La narratrice décrit le calme apparent de madame de B., qui n’était pas dû à la paix du cœur, mais à sa façon de penser. Grâce à ses relations, notamment avec M. de Choiseul, madame de B. avait aidé beaucoup de gens. Pendant la Révolution, deux hommes influents lui restèrent fidèles et la protégèrent, risquant leur vie pour qu’elle échappe à la guillotine. Elle fut surveillée chez elle à cause de sa santé, mais évita la prison. La narratrice, Charles et l’abbé restèrent à ses côtés dans la peur constante de la perdre, jusqu’à la chute de Robespierre qui mit fin à la Terreur.
Après ces épreuves, ils vécurent une période paisible ensemble. Madame de B. avait un esprit fin, bienveillant et sans jugement. Ses conversations étaient riches, même sur des sujets simples. Charles, jeune homme juste et sincère, se confiait totalement à la narratrice, qu’il considérait comme une partie de lui-même. Leurs échanges apaisaient la souffrance intérieure de la narratrice, bien qu’elle gardât un profond chagrin secret, lié à une douleur intime dont elle ne parlait à personne.
Malgré l’affection autour d’elle, elle se sentait coupable de ne pas être heureuse. Elle cachait ses blessures physiques et morales, portant des vêtements couvrants et évitant les miroirs. Elle faisait semblant d’aller bien, tout en se sentant invisible, comme un enfant qui pense qu’en fermant les yeux, il disparaît.
Commentaire composé
Publié en 1823, le court roman Ourika de Claire de Duras occupe une place singulière dans la littérature du XIXe siècle. Écrit par une aristocrate française proche de Chateaubriand, ce récit se distingue par la puissance de son propos et l’originalité de son héroïne : Ourika, jeune fille noire élevée dans la haute société parisienne, mais irrémédiablement rejetée par elle en raison de sa couleur de peau. À travers un style introspectif et élégant, Claire de Duras donne la parole à une narratrice féminine et marginalisée, dévoilant les blessures d’une conscience prise entre amour, isolement et conscience sociale. L’extrait proposé se situe dans une phase de calme trompeur, après les violences de la Terreur. Ourika, logée chez Madame de B., y décrit un moment de vie en apparence harmonieuse mais secrètement rongé par le désespoir intérieur. Ce passage entremêle avec subtilité la description d’un quotidien paisible, l’éclat des conversations, la profondeur du lien avec Charles et le retour lancinant du malheur personnel. Ainsi, à travers ce tableau d’une vie intérieure partagée et blessée, comment Claire de Duras parvient-elle à peindre la coexistence d’un bonheur en surface et d’une douleur inexprimable ? Nous étudierons dans un premier temps une harmonie sociale fondée sur l’intelligence et la confiance, avant de montrer la parole comme refuge et miroir, pour enfin explorer la solitude intérieure sous les masques du bonheur.
L’extrait s’ouvre sur un portrait élogieux de Madame de B., figure de refuge et d’intelligence, autour de laquelle gravite un petit cercle humain. Cette période suit « ces temps désastreux », c’est-à-dire la Terreur, et l’on sent une volonté de reconstruire, de respirer après l’oppression. La métaphore historique est forte : « On respira ; les gardes quittèrent la maison… », phrase brève, presque exhalée, marquant le retour à la vie.
Madame de B. incarne une forme d’idéal féminin éclairé, cultivé, accueillant : « elle possédait au suprême degré ce qui fait le charme de la vie intérieure ». L’hyperbole souligne sa grandeur morale et intellectuelle. Sa présence transforme le quotidien : « Jamais on ne sentait de vide ni d’ennui dans sa conversation ». Ce rythme binaire, « vide » et « ennui », aussitôt nié, met en valeur la richesse de son esprit. L’auteure joue ici sur la musicalité et les oppositions pour montrer la fécondité d’un esprit capable de rendre chaque instant précieux.
L’élégance du style de Duras se déploie aussi dans la formule : « c’est le propre des esprits supérieurs de faire quelque chose de rien », où l’antithèse « quelque chose » / « rien » traduit le génie créatif et communicatif de Madame de B. Ce milieu feutré, cultivé, protège et réconcilie avec le monde, à la manière d’un salon éclairé, loin du chaos social extérieur.
Mais cet îlot de douceur est bâti sur les ruines d’un monde terrifiant : « il semblait que, sur cette terre désolée, on ne pût régner que par le mal », affirme la narratrice dans une formule aux accents bibliques. L’anaphore dramatique de « sur » – « sur cette terre, sur les choses, sur les hommes, sur les événements » – vient rappeler que l’ordre est fragile et que les cendres du passé fument encore. Le mot « désolée » évoque un monde stérile, détruit par la violence. Le bien paraît impuissant, « tant lui seul [le mal] donnait et ôtait la puissance », soulignant le paradoxe moral de la Révolution.
Ainsi, Claire de Duras compose une scène d’harmonie apparente, mais hantée par une mémoire politique lourde. La richesse humaine, l’intelligence, la conversation sont autant de remparts contre le chaos – un fragile équilibre que seule une bienveillance éclairée semble maintenir.
Au cœur de ce monde préservé, la relation entre Ourika et Charles constitue le centre émotionnel du passage. La parole y joue un rôle fondamental, vecteur de confiance et de réconfort. « Il comptait tellement sur moi qu’il n’avait pas une pensée qu’il ne me dît aussitôt » : cette hyperbole de la transparence mentale souligne la communion entre les deux êtres. Le pronom personnel « moi » revient avec insistance, signe de l’importance du regard de Charles sur elle.
Le langage devient un lien intime : « il me parlait de tout ce qui l’occupait […] sur les choses, sur les hommes, sur les événements ». La répétition de « sur » donne une ampleur encyclopédique à ses confidences. Parler, pour Charles, c’est se livrer sans retenue. Et Ourika, en silence, s’absorbe dans ce flux, trouvant dans cette confiance un apaisement : « il ne me demandait ni intérêt ni attention ; il savait bien qu’en me parlant de lui, il me parlait de moi, et que j’étais plus lui que lui-même ». La dernière proposition, paradoxale, presque mystique – « j’étais plus lui que lui-même » – exprime une identification totale. Cette phrase est à la fois une figure d’hyperbole affective et une métonymie du cœur partagé.
L’échange devient alors un abri psychique, une illusion d’harmonie. La formule lyrique : « charme d’une telle confiance, vous pouvez tout remplacer, remplacer le bonheur même ! » personnifie la confiance comme une divinité salvatrice. Le registre élégiaque émerge ici, propre aux confessions amoureuses sans espoir.
Mais cette parole partagée n’est en fait qu’un monologue à deux voix : Charles parle, Ourika écoute. Elle cache son secret, son amour, sa douleur. Ce que l’un voit comme une symbiose est, pour l’autre, un déchirement tu. L’amour d’Ourika se tait, tandis que Charles parle sans soupçonner : le jeu des pronoms, « il me parlait », « je ne lui disais rien », creuse un gouffre de solitude derrière la surface paisible.
Si l’espace semble protégé, l’âme d’Ourika est en ruine. Le dernier tiers du texte dévoile le poids de cette souffrance tue. « Je ne sais si j’aurais osé avouer jusqu’à quel point ce mal sans remède de ma douleur me rendait malheureuse » : l’expression « mal sans remède » devient une métaphore tragique de son identité, liée à sa négritude et à l’impossibilité d’aimer librement. Cette douleur n’est pas seulement amoureuse, elle est existentielle.
La formule « J’aurais dû l’être ; je me le disais souvent » traduit une culpabilité poignante, un sentiment d’illégitimité au bonheur. La structure anaphorique de la phrase suivante – « je m’accusais d’ingratitude ou de folie » – montre le trouble intérieur, le tiraillement entre raison sociale et souffrance intime. Ourika devient étrangère à elle-même.
La série de questions rhétoriques dans le passage suivant marque un sommet de tension intérieure :
« Mais qui peut dire ce que c’est que la raison ? est-elle la même pour tout le monde ? tous les cœurs ont-ils tous les mêmes besoins ? »
Ces interrogations sont autant de cris intérieurs, de refus d’une norme imposée par une société qui exige que la douleur soit « raisonnable ». La dernière question – « et le malheur n’est-il pas la privation des besoins du cœur ? » – élargit la portée du propos : le malheur, ici, n’est plus une anecdote personnelle, mais une vérité universelle.
Le style atteint une beauté tragique dans la scène finale : Ourika efface les signes de son identité visible – « j’avais ôté de ma chambre tous les miroirs […] je portais toujours des gants » – dans une tentative désespérée de fuir son image. Cette allégorie de l’effacement de soi rappelle les enfants « qui ferment les yeux et croient qu’on ne les voit pas » : l’innocence feinte face à une société qui juge. L’enfance, perdue dès les premières lignes du roman, revient ici sous forme de leurre.
Ourika vit sous un masque, derrière un voile, dans l’ombre d’un bonheur simulé. Et ce voile, que même à l’intérieur elle garde, devient le symbole ultime de son isolement.
À travers cet extrait poignant, Claire de Duras orchestre un subtil jeu de contrastes entre un cadre harmonieux et une détresse profonde. Elle oppose la paix sociale à l’angoisse intime, l’intelligence éclairée à la douleur sans voix, la parole offerte à l’aveu impossible. Le style délicat et fluide, enrichi d’images fortes, de rythmes souples et de figures éloquentes, confère à ce texte la beauté mélancolique d’un cri silencieux. Ainsi, ce passage ne se contente pas de peindre une époque ou une relation ; il porte en lui la question essentielle de l’invisibilité du malheur – celui qui n’a pas droit de cité, parce qu’il n’est pas « raisonnable ». Dans la voix d’Ourika, c’est toute une humanité refoulée qui cherche à s’exprimer, sous le masque du calme et du silence.