J’aimais voler le pain caché au-dessus de l’armoire de M’ma, et l’observer ensuite le cherchant partout en murmurant des malédictions. Une nuit, quelques mois après la mort de Moussa, alors que nous habitions encore à Alger, j’ai attendu qu’elle s’endorme, puis j’ai dérobé la clef de son coffre à provisions et j’ai mangé presque tout le sucre qui y était entreposé. Le lendemain matin, elle s’affola, maugréa, puis se mit à se lacérer le visage en pleurant sur son sort : un mari disparu, un fils tué et un autre qui la regardait avec une joie presque cruelle. Eh oui ! Je m’en souviens, j’avais ressenti une étrange jubilation à la voir souffrir réellement, pour une fois. Pour lui prouver mon existence, il me fallait la décevoir. C’était comme fatal. Ce lien nous a unis plus profondément que la mort.
Un jour, M’ma a voulu que j’aille à la mosquée du quartier, qui, sous l’autorité d’un jeune imam, servait plus ou moins de garderie. C’était l’été. M’ma a dû me traîner par les cheveux jusque dans la rue ; le soleil était si dur. J’ai réussi à lui échapper me débattant comme un forcené et je l’ai insultée. Puis j’ai couru tout en tenant la grappe de raisin qu’elle m’avait donnée juste avant pour m’amadouer. Dans ma fuite, j’ai trébuché, je suis tombé, et les grains se sont écrasés dans la poussière. J’en ai pleuré toutes les larmes de mon corps, et j’ai fini par rejoindre la mosquée, tout penaud. Je ne sais pas ce qu’il m’a pris, mais quand l’imam m’a demandé quelle était la cause de mon chagrin, j’ai accusé un gamin de m’avoir battu. C’était, je crois, mon premier mensonge. Mon expérience à moi du fruit volé au paradis. Car, à partir de ce moment-là, je devins rusé et fourbe, je me mis à grandir. Or ce premier mensonge, je l’ai commis un jour d’été. Tout comme le meurtrier, ton héros, s’ennuyant, solitaire, penché sur sa propre trace, tournant en rond, cherchant le sens du monde en piétinant le corps des Arabes.
Arabe, je ne me suis jamais senti arabe, tu sais. C’est comme la négritude qui n’existe que par le regard du Blanc. Dans le quartier, dans notre monde, on était musulman, on avait un prénom, un visage et des habitudes. Point. Eux étaient “les étrangers”, les roumis que Dieu avait fait venir pour nous mettre à l’épreuve, mais dont les heures étaient de toute façon comptées : ils partiraient un jour ou l’autre, c’était certain. C’est pourquoi on ne leur répondait pas, on se taisait en leur présence et on attendait, adossé au mur. Ton écrivain meurtrier s’est trompé, mon frère et son compagnon n’avaient pas du tout l’intention de les tuer, lui ou son ami barbeau. Ils attendaient seulement. Qu’ils partent tous, lui, le maquereau et les milliers d’autres. On le savait tous, et ce dès la première enfance, on n’avait même pas besoin d’en parler, on savait qu’ils finiraient par partir. Quand il nous arrivait de passer dans un quartier européen, nous nous amusions même à désigner les maisons en nous les partageant comme un butin de guerre : “Celle-là est à moi, je l’ai touchée le premier !”, lançait l’un de nous, déclenchant des cris de surenchère. À cinq ans, déjà ! Tu t’en rends compte ? Comme si on avait eu l’intuition de ce qui se passerait à l’Indépendance, avec les armes en moins.
Il a donc fallu le regard de ton héros pour que mon frère devienne un “Arabe” et en meure. Ce matin maudit de l’été 1942, Moussa avait annoncé, comme je te l’ai déjà dit plusieurs fois, qu’il allait rentrer plus tôt. Ce qui me contraria un peu. Cela voulait dire moins d’heures à jouer dans la rue. Moussa portait son bleu de chauffe et ses espadrilles. Il but son café au lait, regarda les murs comme on feuillette aujourd’hui son agenda puis se leva d’un coup, après avoir décidé, peut-être, de son itinéraire définitif et de l’heure du rendez-vous avec quelques-uns de ses amis. Chaque jour ou presque était ainsi fait : une sortie le matin puis, quand il n’y avait pas de travail au port ou au marché, de longues heures de désœuvrement. Moussa a claqué la porte derrière lui, laissant la question posée par ma mère sans réponse : “Est-ce que tu apporteras du pain ?”
Un point me taraude en particulier : comment mon frère s’est-il retrouvé sur cette plage ? On ne le saura jamais. Ce détail est un incommensurable mystère et donne le vertige, quand on se demande ensuite comment un homme peut perdre son prénom, puis sa vie, puis son propre cadavre en une seule journée. Au fond, c’est cela, oui. Cette histoire – je me permets d’être grandiloquent – est celle de tous les gens de cette époque. On était Moussa pour les siens, dans son quartier, mais il suffisait de faire quelques mètres dans la ville des Français, il suffisait du seul regard de l’un d’entre eux pour tout perdre, à commencer par son prénom, flottant dans l’angle mort du paysage. En fait, ce jour-là, Moussa n’a rien fait d’autre que de trop s’approcher du soleil, en quelque sorte. Il devait retrouver l’un de ses amis, un certain Larbi, qui, je m’en souviens, jouait de la flûte. D’ailleurs, on ne l’a jamais retrouvé, ce Larbi. Il a disparu du quartier pour éviter ma mère, la police, les histoires et même l’histoire de ce livre. Il n’en resta que le prénom, étrange écho : “Larbi/l’Arabe”. Il n’y avait pas plus anonyme que ce faux jumeau… Ah si, reste la prostituée ! Je n’en parle jamais parce qu’il s’agit d’une véritable insulte. Une histoire fabriquée par ton héros. Avait-il besoin d’inventer une histoire aussi improbable que celle d’une pute maquée que son frère voulait venger ? Je reconnais à ton héros le talent d’inventer une tragédie à partir d’un bout de journal et de raviver l’esprit fou d’un empereur à partir d’un incendie, mais je t’avoue que là, il m’a déçu. Pourquoi une pute ? Pour insulter la mémoire de Moussa, le salir et atténuer ainsi la gravité de sa propre faute ? J’en doute aujourd’hui. Je crois davantage à la volonté d’un esprit tordu qui a campé des rôles abstraits. La terre de ce pays sous la forme de deux femmes imaginaires : la fameuse Marie, élevée dans la serre d’une innocence impossible, et la prétendue sœur de Moussa/Zoudj, lointaine figure de nos terres labourées par les clients et les passants, réduite à être entretenue par un proxénète immoral et violent. Une pute dont le frère arabe se devait de venger l’honneur. Si tu m’avais rencontré il y a des décennies, je t’aurais servi la version de la prostituée/terre algérienne et du colon qui en abuse par viols et violences répétés. Mais j’ai pris de la distance. On n’a jamais eu de sœur, mon frère Zoudj et moi, un point c’est tout.
Je ne cesse de me demander, encore et encore : mais pourquoi donc Moussa, ce jour-là, se trouvait-il sur cette plage ? Je ne sais pas. Le désœuvrement est une explication facile et le destin une version trop pompeuse. Peut-être la bonne question, après tout, est- elle la suivante : que faisait ton héros sur cette plage ? Pas uniquement ce jour-là, mais depuis si longtemps ! Depuis un siècle pour être franc. Non, crois-moi, je ne suis pas de ce genre-là. Cela m’importe peu qu’il soit français et moi algérien, sauf que Moussa était à la plage avant lui et que c’est ton héros qui est venu le chercher. Relis le paragraphe dans le livre. Lui-même admet s’être un peu perdu pour tomber presque par hasard sur les deux Arabes. Ce que je veux dire, c’est que ton héros avait une vie qui n’aurait pas dû le mener à cette oisiveté meurtrière. Il commençait à être célèbre, il était jeune, libre, salarié et capable de regarder les choses en face. Il aurait dû s’installer bien plus tôt à Paris ou se marier avec Marie. Pourquoi est-il venu sur cette plage ce jour-là précisément ? Ce qui est inexplicable, ce n’est pas uniquement le meurtre, mais aussi la vie de cet homme. C’est un cadavre qui décrit magnifiquement les lumières de ce pays, mais coincé dans un au- delà sans dieux, ni enfers. Rien que de la routine éblouissante. Sa vie ? S’il n’avait pas tué et écrit, personne ne se serait souvenu de lui.
Je veux boire encore. Appelle-le. Eh, Moussa !
Aujourd’hui, comme c’était déjà le cas il y a quelques années, lorsque je fais mes comptes et trace mes colonnes, je reste un peu surpris. D’abord, la plage n’existe pas réellement, ensuite la prétendue sœur de Moussa est une allégorie ou simplement une excuse minable de dernière minute, et enfin les témoins : un à un, ils se révéleront des pseudonymes, de faux voisins, des souvenirs ou des gens qui ont fui après le crime. Dans la liste, il ne reste que deux couples et un orphelin. Ton Meursault et sa mère d’une part ; M’ma et Moussa de l’autre ; et, au beau milieu, ne sachant être le fils d’aucun des deux, moi, assis dans ce bar à essayer de retenir ton attention.
Le succès de ce livre est encore intact, à en croire ton enthousiasme, mais je te le répète, je pense qu’il s’agit d’une terrible arnaque. Après l’Indépendance, plus je lisais les livres de ton héros, plus j’avais l’impression d’écraser mon visage sur la vitre d’une salle de fête où ni ma mère ni moi n’étions conviés. Tout s’est passé sans nous. Il n’y a pas trace de notre deuil et de ce qu’il advint de nous par la suite. Rien de rien, l’ami ! Le monde entier assiste éternellement au même meurtre en plein soleil, personne n’a rien vu et personne ne nous a vus nous éloigner. Quand même ! Il y a de quoi se permettre un peu de colère, non ? Si seulement ton héros s’était contenté de s’en vanter sans aller jusqu’à en faire un livre ! Il y en avait des milliers comme lui, à cette époque, mais c’est son talent qui rendit son crime parfait.
*
Tiens, le fantôme est encore absent ce soir. Deux nuits de suite. Il doit être en train de guider les morts ou de lire des livres que personne ne comprend.
Commentaire composé de Meursault, contre-enquête de Kamel Daoud
Introduction
Meursault, contre-enquête, publié en 2013 par l’écrivain algérien Kamel Daoud, se propose comme une réécriture moderne de L'Étranger d’Albert Camus, du point de vue du frère de la victime du meurtre commis par Meursault, Moussa. Ce roman, à la fois introspectif et critique, interroge la mémoire, la justice et l’identité dans une Algérie post-coloniale marquée par les traumatismes de l’Histoire. À travers la voix du narrateur, Haroun, Daoud fait l'écho de la perte et de l'injustice subies par les "Arabes" dans les récits coloniaux, tout en soulignant les conséquences de ces héritages sur la société contemporaine. L’analyse de cet ouvrage s’articulera autour de trois axes essentiels : la réécriture de l’histoire coloniale à travers la figure du "frère", l’émergence d’une réflexion sur l’identité individuelle et collective, et enfin la critique acerbe de la société post-indépendance algérienne.
Développement
La réécriture de l’histoire coloniale à travers la figure du "frère"
Kamel Daoud entreprend une réécriture profonde du mythe de L’Étranger en apportant une voix nouvelle à la victime anonyme, Moussa, et en donnant un nom et une identité à l'Arabe que Camus avait effacé de l’histoire. Dans L’Étranger, le meurtrier Meursault est jugé pour un acte qu’il n’assume même pas entièrement, tandis que la victime, l'Arabe, reste une silhouette indistincte, dont la mort ne suscite ni émotion ni réflexion. En focalisant son récit sur Haroun, le frère du défunt, Daoud offre un regard post-colonial sur cet événement, en réintégrant l’individu dans la mémoire collective. Cette réécriture permet de répondre à une injustice historique : celle de l’effacement des "Arabes" dans le discours colonial. Haroun, par ses mots, réclame une place pour son frère dans l’histoire, l’humanise et cherche à redonner à Moussa son nom, son histoire, son destin. Cette démarche est marquée par la volonté de Daoud de combler un vide, celui de la représentation des victimes coloniales, et d’offrir à la figure de l'Arabe un espace narratif où la mémoire peut être reconstruite.
L’émergence d’une réflexion sur l’identité individuelle et collective
À travers les monologues de Haroun, le roman pose des questions cruciales sur l’identité, aussi bien individuelle que collective. L’identité de l’individu, et notamment celle de l’Algérien post-indépendance, est ici mise en tension entre mémoire et héritage colonial. Haroun, en évoquant son passé, interroge non seulement son identité personnelle, mais aussi celle de son pays. Dans l’extrait analysé, il évoque l’étrangeté de la situation coloniale et la manière dont l’identification à l’Arabe s’est imposée à son frère après sa rencontre avec Meursault : « Il a fallu le regard de ton héros pour que mon frère devienne un ‘Arabe’ et en meure. » Ce passage souligne une idée essentielle de Daoud : l’identité des colonisés est façonnée par le regard de l’Autre, le colonisateur, qui impose une définition qui nie l’individualité. L’Algérien, selon Haroun, ne se définit pas comme "Arabe" au sens colonial du terme, mais cette étiquette lui est attribuée dans un contexte d’inégalité et de violence. La construction de l'identité, en particulier l’identité algérienne après l’indépendance, est donc marquée par l’héritage de cette imposition extérieure et par le désir de se réapproprier un passé effacé.
La critique de la société algérienne post-indépendance
Le roman de Daoud ne se contente pas de revisiter le passé colonial, il s’attaque également à la société algérienne contemporaine, post-indépendance, et son incapacité à réconcilier son histoire. Haroun, dans ses réflexions sur l’Algérie moderne, exprime son désenchantement vis-à-vis des idéologies dominantes, de la montée de l’islamisme et de la corruption du pouvoir. L’auteur dénonce, à travers la voix d’Haroun, une société algérienne qui semble encore enfermée dans les luttes du passé et incapable de se projeter dans un avenir pacifié. La quête de sens et de justice d’Haroun s’accompagne d’une remise en question du rôle des institutions et de la politique dans l’après-Indépendance. À travers son regard ironique et désabusé, Haroun critique l’illusion d'une rédemption nationale, qui, selon lui, n'a jamais véritablement eu lieu. Le roman de Daoud révèle ainsi les failles d’une Algérie qui, bien qu’indépendante, demeure prisonnière de ses héritages conflictuels et de ses incohérences internes.
Conclusion
Meursault, contre-enquête est un roman d’une grande portée, qui réécrit l’histoire coloniale sous un angle nouveau, celui du frère de la victime, en explorant les thèmes de la mémoire, de l’identité et des héritages postcoloniaux. À travers la voix de Haroun, Kamel Daoud donne une nouvelle perspective à L'Étranger de Camus, tout en offrant une réflexion acérée sur la société algérienne post-indépendance. L’œuvre interroge non seulement les conséquences de l’histoire coloniale sur l’individu, mais aussi la manière dont l’Algérie moderne s’est construite sur des traumatismes non résolus. En redonnant voix à l’Arabe, en la personne de Moussa, et en remettant en question les fondements de l’identité algérienne, Daoud nous invite à une réflexion profonde sur la justice, la mémoire et la réconciliation dans un monde toujours marqué par les cicatrices du passé.