1. Un pauvre Bûcheron tout couvert de ramée,
2. Sous le faix du fagot aussi bien que des ans
3. Gémissant et courbé marchait à pas pesants,
4. Et tâchait de gagner sa chaumine enfumée.
5. Enfin, n'en pouvant plus d'effort et de douleur,
6. Il met bas son fagot, il songe à son malheur.
7. Quel plaisir a-t-il eu depuis qu'il est au monde ?
8. En est-il un plus pauvre en la machine ronde ?
9. Point de pain quelquefois, et jamais de repos.
10. Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts,
11. Le créancier, et la corvée
12. Lui font d'un malheureux la peinture achevée.
13. Il appelle la mort, elle vient sans tarder,
14. Lui demande ce qu'il faut faire
15. C'est, dit-il, afin de m'aider
16. A recharger ce bois ; tu ne tarderas guère.
17. Le trépas vient tout guérir ;
18. Mais ne bougeons d'où nous sommes.
19. Plutôt souffrir que mourir,
20. C'est la devise des hommes.
Jean de la Fontaine - Les Fables
Dans le contexte du XVIIe siècle, marqué par un profond intérêt pour la morale et l'esprit critique, Jean de La Fontaine utilise la fable pour délivrer une leçon philosophique. À travers La Mort et le Bûcheron, il présente un personnage humble, un bûcheron, confronté à la dureté de la vie, et illustre de manière subtile la relation entre l'homme et la souffrance. La Fontaine, en exposant la vie difficile du bûcheron, propose une réflexion sur l'acceptation du fardeau de l'existence, tout en abordant la question de la nature humaine et de l'évasion par la mort. À travers ce conte, l'auteur délivre une critique sociale tout en utilisant la simplicité d'un récit pour délivrer une morale profonde.
Nous analyserons dans un premier temps la situation du bûcheron et ses désillusions face à la vie. Ensuite, nous explorerons la manière dont La Fontaine utilise la figure de la Mort pour illustrer une réflexion sur la souffrance humaine et le rapport à la mort. Enfin, nous verrons comment cette fable critique le désir humain d’échapper à la souffrance et le paradoxe inhérent à ce souhait.
Un quotidien marqué par la souffrance.
La Fontaine décrit un bûcheron vieillissant, accablé par le poids de son travail et de la vie. Le vers "Un pauvre Bûcheron tout couvert de ramée" (v. 1) commence par une image de l'homme qui semble faire corps avec la nature, mais cette nature lui impose une existence pénible. Il porte "le faix du fagot" (v. 2), une lourde charge, qui symbolise la dureté de son quotidien. Le fait qu’il "gémisse" (v. 3) et soit "courbé" (v. 3) souligne son épuisement physique et moral. Sa vie est marquée par des difficultés matérielles et familiales : il évoque la rareté du pain, l'absence de repos, et les contraintes imposées par les autres (soldats, créanciers, corvées).
La description d'un être accablé par ses obligations.
À travers ces vers, La Fontaine brosse un tableau sombre de l’existence du bûcheron, où la misère et la fatigue s’imposent comme les seuls compagnons de vie. L'insertion de termes comme "soldats", "impôts" (v. 10), et "créancier" (v. 11) renforce l'idée de l’oppression sociale et économique qui pèse sur l’individu. La Fontaine ne décrit pas seulement les conditions matérielles de vie de ce personnage, mais aussi son désenchantement face à un monde injuste.
L'appel à la Mort : un désir d’évasion.
À un moment donné, accablé par son malheur, le bûcheron appelle la mort à son secours. La phrase "Il appelle la mort, elle vient sans tarder" (v. 13) marque un tournant dans la fable. L'image de la Mort qui répond immédiatement à l’appel du bûcheron, sans délai, est frappante et quasi surréaliste. La Fontaine joue ici avec l’instantanéité de la réponse de la Mort pour souligner la désespérance du bûcheron. Il voit la mort comme une issue rapide et efficace à ses souffrances.
Le paradoxe du souhait de la mort.
Toutefois, l’ironie de la fable réside dans la demande même du bûcheron. Lorsqu’il demande à la Mort de l'aider à "recharger son bois", il ne s'attend probablement pas à ce que la mort l’emmène dans l’instant. La Fontaine montre ici l'absurdité du désir humain de fuir la souffrance en la suppliant. La Mort, loin d’être un soulagement immédiat, est vue par le bûcheron comme une solution à un problème matériel, ce qui fait écho à la complexité du rapport que les hommes entretiennent avec la mort : la vie est difficile, mais la mort est une réponse impulsive et dénuée de sagesse.
La Mort comme un remède paradoxal.
Lorsque le bûcheron dit à la Mort "Plutôt souffrir que mourir" (v. 19), il met en lumière le dilemme humain face à la souffrance et la mort. La Fontaine utilise ici une maxime qui exprime à la fois l'horreur et la nécessité de la souffrance : les hommes, malgré leur désir d’échapper à la douleur, sont néanmoins attachés à la vie. Ce vers suggère que la souffrance fait partie intégrante de l’existence humaine et que l'homme, malgré son appel à la Mort, préfère en réalité continuer à vivre, même dans la douleur.
Une morale sur l’acceptation du sort.
À travers cette fable, La Fontaine invite à réfléchir sur la relation entre les êtres humains et la souffrance. La phrase "Plutôt souffrir que mourir" apparaît comme une forme de résignation philosophique, une morale qui nous enseigne à accepter les épreuves de la vie plutôt que de chercher des échappatoires, souvent illusoires. La Fontaine semble dire que, bien que la souffrance soit inévitable et parfois accablante, la vie elle-même reste précieuse.
Dans La Mort et le Bûcheron, Jean de La Fontaine dépeint la condition humaine à travers un personnage simple, un bûcheron accablé par les difficultés de la vie. À travers la rencontre avec la Mort, il explore les paradoxes du désir d’évasion et de la résignation humaine face à la souffrance. La Fontaine, par cette fable, offre une réflexion sur la nature humaine, sur la façon dont les hommes se débattent avec leurs peines, tout en rappelant que la vie, malgré ses épreuves, reste un bien précieux. Cette fable se termine sur une note philosophique, soulignant l’absurdité de la quête de la mort comme échappatoire, et offrant ainsi une leçon de sagesse.