François Mauriac, Thérèse Desqueyroux, 1927 : chapitre XI
La dernière nuit d’octobre, un vent furieux, venu de l’Atlantique, tourmenta longuement les cimes, et Thérèse, dans un demi-sommeil, demeurait attentive à ce bruit d’Océan. Mais au petit jour, ce ne fut pas la même plainte qui l’éveilla. Elle poussa les volets, et la chambre demeura sombre ; une pluie menue, serrée, ruisselait sur les tuiles des communs, sur les feuilles encore épaisses des chênes. Bernard ne sortit pas, ce jour-là. Thérèse fumait, jetait sa cigarette, allait sur le palier, et entendait son mari errer d’une pièce à l’autre au rez-de-chaussée ; une odeur de pipe s’insinua jusque dans la chambre, domina celle du tabac blond de Thérèse, et elle reconnut l’odeur de son ancienne vie. Le premier jour de mauvais temps… Combien devrait-elle en vivre au coin de cette cheminée où le feu mourait ? Dans les angles, la moisissure détachait le papier. Aux murs, la trace demeurait encore des portraits anciens qu’avait pris Bernard pour en orner le salon de Saint-Clair – et les clous rouillés qui ne soutenaient plus rien. Sur la cheminée, dans un triple cadre de fausse écaille, des photographies étaient pâles comme si les morts qu’elles représentaient y fussent morts une seconde fois : le père de Bernard, sa grand-mère, Bernard coiffé « en enfant d’Édouard ». Tout ce jour à vivre encore, dans cette chambre ; et puis ces semaines, ces mois…
Comme la nuit venait, Thérèse n’y tint plus, ouvrir doucement la porte, pénétra dans la cuisine. Elle vit Bernard assis sur une chaise basse, devant le feu, et qui soudain se mit debout. Balion interrompit le nettoyage d’un fusil ; Balionte laissa choir son tricot. Tous trois la regardaient avec une telle expression qu’elle leur demanda :
« Je vous fais peur ?
– L’accès de la cuisine vous est interdit, ne le savez-vous pas ? »
Elle ne répondit rien, recula vers la porte. Bernard la rappela :
« Puisque je vous vois… je tiens à vous dire que ma présence ici n’est plus nécessaire. Nous avons su créer à Saint-Clair un courant de sympathie ; on vous croit, ou l’on fait semblant de vous croire, un peu neurasthénique. Il est entendu que vous aimez mieux vivre seule et que je viens souvent vous voir. Désormais, je vous dispense de la messe… »
Elle balbutia que « ça ne l’ennuyait pas du tout d’y aller ». Il répondit que ce n’était pas son amusement qui importait. Le résultat cherché était acquis :
« Et puisque la messe, pour vous, ne signifie rien… »
Elle ouvrit la bouche, parut au moment de parler, demeura silencieuse. Il insista pour que d’aucune parole, d’aucun geste, elle ne compromît un succès si rapide, si inespéré.
Dans cet extrait du chapitre XI de Thérèse Desqueyroux, François Mauriac met en scène un moment de confrontation entre Thérèse et Bernard, dans un cadre marqué par l’isolement et l’usure du temps. Ce passage se déroule dans une atmosphère lourde, où les bruits et les odeurs, la pluie et la moisissure, deviennent des symboles de la dégradation de la relation entre les deux personnages. Thérèse se trouve à un moment charnière de sa vie, entre le poids du passé et les tensions persistantes dans son mariage. À travers cette scène, Mauriac explore la détérioration des liens affectifs, le contrôle et la manipulation psychologique exercés par Bernard, ainsi que la position de Thérèse, tiraillée entre l'indifférence et l'acceptation tacite de son sort.
Dès les premières lignes, l’extrait s’ouvre sur une description de la météo : un vent furieux venant de l’Atlantique, symbolisant le trouble intérieur de Thérèse. Le vent tourmente les cimes, tout comme la vie de Thérèse est tourmentée par la conscience de son échec et de son existence figée. Cette tempête est contrastée par la pluie fine du matin, qui évoque l’ennui et la monotonie de ses journées. L’atmosphère de l’extrait est ainsi marquée par la lourdeur et la stagnation. La chambre où Thérèse se trouve est une représentation physique de cette stagnation : sombre, froide, et marquée par l’usure, tant matérielle que psychologique. Les portraits anciens et les traces laissées par les clous rouillés sur les murs montrent l’impossibilité de renouveau ou de fuite. Ce cadre délabré est le miroir de l’état mental de Thérèse, prisonnière d’une vie qu’elle ne parvient plus à comprendre ni à transcender.
L’odeur de la pipe de Bernard, qui « s’insinua jusque dans la chambre » et domina celle du tabac blond de Thérèse, rappelle également cette emprise du passé et de la vie commune qu’elle peine à quitter. Le contraste des odeurs représente la lutte de Thérèse pour se définir face à Bernard et à une vie qu’elle trouve de plus en plus étouffante. Le « premier jour de mauvais temps » est donc plus qu’une simple description météorologique ; il reflète l’état émotionnel de Thérèse, ancrée dans un quotidien morne et sans espoir.
Bernard, dans cet extrait, est l’incarnation du contrôle et de la manipulation psychologique. Lorsqu’il fait part à Thérèse de sa décision de ne plus participer à la messe, il ne cherche pas à être simplement bienveillant, mais bien à asseoir son pouvoir sur elle. La phrase « je tiens à vous dire que ma présence ici n’est plus nécessaire » marque une forme de domination émotionnelle, où Bernard impose sa volonté tout en dissimulant sa cruauté sous des apparences de bienveillance. Il fait passer son choix comme un cadeau, une « dispense » qui prétend rendre la liberté à Thérèse, mais en réalité, c’est une manière pour lui de la déposséder de tout pouvoir décisionnel, en contrôlant même ses actions les plus intimes. Il veut également qu’elle ne réagisse en aucune manière, que ce soit par parole ou par geste, pour ne pas gâcher « un succès si rapide, si inespéré ». Cela montre à quel point Bernard est préoccupé par son image et par la perception que les autres ont de lui. Ce contrôle qu’il exerce sur Thérèse se veut total : il veut qu’elle se taise, qu’elle n’exprime pas son désaveu, qu’elle accepte sans résistance l’état de soumission dans lequel il la maintient.
L’indifférence croissante de Thérèse se fait ressentir dans sa réaction face à la déclaration de Bernard. Elle « balbutia que ça ne l’ennuyait pas du tout d’y aller », une réponse qui témoigne de son manque d’émotion et de sa résignation à une vie dont elle a perdu le sens. Ce n’est plus un véritable acte de révolte ou de résistance qu’elle pourrait opposer à son mari, mais plutôt une forme de dégoût passif. L’incapacité de Thérèse à se rebeller est renforcée par son silence à la fin de l’échange. Bernard l’exhorte à ne rien dire, à ne pas compromettre l’apparence de leur relation. Ce silence, loin d’être une forme de lâcher-prise, est une admission de la part de Thérèse de son impuissance et de son acceptation du contrôle que Bernard exerce sur elle. La messe, que Bernard dissocie de toute valeur religieuse et qu’il réduit à une simple formalité, devient ainsi un symbole du conformisme imposé à Thérèse : il ne s’agit pas de ce qu’elle ressent, mais de ce qu’elle est censée faire pour maintenir les apparences.
Cet extrait met en lumière l’ambiguïté de la relation entre Thérèse et Bernard, dans laquelle le contrôle psychologique et l’indifférence mutuelle se mêlent. Thérèse, à la fois soumise et résignée, semble avoir perdu tout espoir de sortir de cette situation, tandis que Bernard cherche à maintenir une emprise invisible mais totale. La scène, marquée par l’isolement et le poids du passé, illustre la stagnation de leur vie commune et la solitude intérieure de Thérèse. Mauriac nous montre ici un personnage en proie à une souffrance diffuse, qui n’a plus la force de lutter pour sa liberté ou pour un changement de sa condition, et qui vit une forme de « mort dans la vie », dans un quotidien marqué par la routine et la dégradation.