ACTE II - Scène 6
CHÉRUBIN, LA COMTESSE, SUZANNE
SUZANNE entre avec un grand bonnet.
Le cachet, à quoi ?
LA COMTESSE.
A son brevet.
SUZANNE.
Déjà ?
LA COMTESSE.
C'est ce que je disais. Est-ce là ma baigneuse ?
SUZANNE s'assied près de la Comtesse.
Et la plus belle de toutes.
(Elle chante avec des épingles dans sa bouche.)
Tournez-vous donc envers ici,
Jean de Lyra, mon bel ami.
(Chérubin se met à genoux. Elle le coiffe.)
Madame, il est Charmant !
LA COMTESSE.
Arrange son collet d'un air un peu plus féminin.
SUZANNE l'arrange.
Là... Mais voyez donc ce morveux, comme il est joli en fille ! j'en suis jalouse, moi ! (Elle lui prend le menton.) Voulez-vous bien n'être pas joli comme ça ?
LA COMTESSE.
Qu'elle est folle ! il faut relever la manche, afin que l'amadisi prenne mieux... (Elle le retrousse.) Qu'est-ce qu'il a donc au bras ? Un ruban !
SUZANNE.
Et un ruban à vous. Je suis bien aise que Madame l'ait vu. Je lui avais dit que je le dirais, déjà ! Oh ! si Monseigneur n'était pas venu, j'aurais bien repris le ruban ; car je suis presque aussi forte que lui.
LA COMTESSE.
Il y a du sang ! (Elle détache le ruban.)
CHÉRUBIN, honteux.
Ce matin, comptant partir, j'arrangeais la gourmette de mon cheval ; il a donné de la tête, et la bossette m'a effleuré le bras.
LA COMTESSE.
On n'a jamais mis un ruban...
SUZANNE.
Et surtout un ruban volé. - Voyons donc ce que la bossette... la courbette... la cornette du cheval... Je n'entends tien à tous ces noms-là - Ah ! qu'il a le bras blanc ; c'est comme une femme ! plus blanc que le mien ! Regardez donc, madame ! (Elle les compare.)
LA COMTESSE, d'un ton glacé.
Occupez-vous plutôt de m'avoir du taffetas gommé dans ma toilette.
(Suzanne lui pousse la tête en riant ; il tombe sur les deux mains. Elle entre dans le cabinet au bord du théâtre.)
Le Mariage de Figaro - Beaumarchais - Acte II, scène 6
Introduction
Dans Le Mariage de Figaro, comédie de Beaumarchais écrite en 1778 et jouée pour la première fois en 1784, l’auteur met en scène une série de stratagèmes et de jeux de pouvoir entre les personnages pour critiquer les mœurs de la noblesse. Le personnage de Figaro, déjà apparu dans Le Barbier de Séville, est au centre de l’action, cherchant à déjouer les plans du Comte Almaviva, qui tente de séduire sa fiancée Suzanne. Dans cette scène 6 de l'Acte II, Figaro, avec l'aide de Suzanne et de la Comtesse, met en place un déguisement pour Chérubin afin de le faire passer pour Suzanne et prendre rendez-vous avec le Comte dans le jardin. Cette scène est marquée par des jeux de transformation, de travestissement et de comédie physique, tout en soulignant des thèmes de manipulation, de pouvoir et de genre. Nous examinerons dans un premier temps comment cette scène révèle les rapports de pouvoir entre les personnages, puis comment elle illustre la critique sociale de Beaumarchais et enfin, l'humour et la satire qui la traversent.
I. Les jeux de transformation et de manipulation des genres
Le déguisement de Chérubin : une manipulation du genre et de l’apparence
La scène 6 repose en grande partie sur l’idée du déguisement et de la transformation physique. Suzanne et la Comtesse préparent Chérubin, en le déguisant en femme pour le faire passer pour Suzanne lors de son rendez-vous avec le Comte. Ce travestissement est un acte de manipulation : les deux femmes jouent avec les apparences et transforment un jeune homme en une figure féminine séduisante pour tromper le Comte. La Comtesse elle-même, en prenant part à cette transformation, fait preuve d’une complicité active avec Suzanne. À un moment, elle lui dit : "Arrange son collet d'un air un peu plus féminin," ce qui montre leur implication dans cette entreprise de séduction et de tromperie. Le déguisement de Chérubin illustre l’idée que l’identité est fluide et peut être manipulée à volonté, un thème récurrent dans la comédie de mœurs de Beaumarchais.
Les codes de la féminité : satire de la superficialité et de la vanité
Le passage où Suzanne et la Comtesse s’adonnent à la transformation de Chérubin est aussi une satire des codes de la féminité. Elles se préoccupent minutieusement de chaque détail du déguisement, comme en témoigne la réplique de la Comtesse : "Là... Mais voyez donc ce morveux, comme il est joli en fille ! j'en suis jalouse, moi !" Le comique de la scène repose sur la comparaison entre l'apparence féminine de Chérubin et les stéréotypes de beauté et de désir masculin. Beaumarchais se moque ici des critères de la beauté féminine et de l'obsession de l'apparence, mettant en lumière le côté superficiel des relations sociales et des rapports de pouvoir. Chérubin, en tant que jeune page, devient l'objet d'une manipulation qui le prive de son identité et de son sexe, devenant un "morveux" qui sert les intérêts de Suzanne et de la Comtesse dans leur stratégie contre le Comte.
Le rapport de pouvoir entre Suzanne et la Comtesse
Le dialogue entre Suzanne et la Comtesse dans cette scène est un parfait exemple du renversement des rôles de pouvoir. La Comtesse, bien que d’une classe supérieure à Suzanne, se soumet à ses instructions en matière de déguisement. Ce renversement de hiérarchie suggère que, même dans une société profondément marquée par les différences de statut, les femmes peuvent trouver des moyens de manipuler et de détourner les rapports de pouvoir. L’idée que Suzanne, en tant que servante, peut influencer et guider la Comtesse, montre la fluidité et la réversibilité des rôles sociaux dans le cadre de cette comédie. La Comtesse, bien qu’une noble, se voit impliquée dans une action qui vise à tromper son mari, ce qui fait d’elle une complice active dans la résistance au patriarcat.
II. La critique sociale et la satire des mœurs
L’hypocrisie de la noblesse
La scène illustre la critique de Beaumarchais à l’égard de la noblesse et de ses mœurs. Le Comte, qui utilise son pouvoir pour manipuler et séduire ses servantes, se voit ici pris dans un piège tendu par celles qu’il essaie de dominer. Le déguisement de Chérubin et la mise en scène du rendez-vous nocturne sont un moyen pour Suzanne et la Comtesse de renverser l’ordre établi et de dénoncer l’hypocrisie du Comte. Ce dernier, qui prétend défendre les valeurs de l’honneur et de la vertu en tant que noble, est ridiculisé par son propre comportement, ce qui constitue une satire sociale de la noblesse et de ses privilèges. Beaumarchais dénonce ici non seulement les abus de pouvoir du Comte, mais aussi l’indifférence morale qui les accompagne.
La question de la féminité et de l’autonomie des femmes
Dans cette scène, Beaumarchais soulève aussi la question de l’autonomie des femmes, même si celles-ci sont contraintes de jouer des rôles imposés par la société patriarcale. La transformation de Chérubin en femme soulève la question de l’identité et du contrôle que les femmes exercent sur leur propre image. En prenant le contrôle du corps et de l’apparence de Chérubin, Suzanne et la Comtesse s’approprient le pouvoir de manipuler les désirs masculins, tout en illustrant la manière dont la féminité peut être utilisée comme un instrument de pouvoir. La scène nous montre que les femmes, tout en étant opprimées par la société, peuvent aussi utiliser leurs compétences et leur ruse pour renverser la domination masculine.
III. L'humour et la comédie de situation
Le comique de transformation et de travestissement
L’humour de la scène réside en grande partie dans le comique de transformation et de travestissement. Le changement de Chérubin en femme, puis l’intervention des personnages qui cherchent à ajuster les détails du déguisement, créent une situation burlesque où la réalité est constamment mise en question. Le jeu sur les genres et les apparences suscite un rire à la fois léger et critique. Chérubin, qui, dans sa jeunesse, représente la fougue masculine, se retrouve dans une position où il doit incarner une féminité qu’il ne possède pas, ce qui provoque une rupture avec les attentes du spectateur et des autres personnages. Le comique réside également dans le décalage entre l’image qu’ils veulent donner et la réalité qui échappe toujours à leur contrôle.
Le rire comme arme de critique sociale
Le rire est ici un moyen de critiquer la société et ses injustices. Par le biais de la comédie de situation et du travestissement, Beaumarchais se moque de l'ordre social et des relations de pouvoir entre les sexes. Les personnages, tout en jouant avec les rôles et les apparences, montrent les travers de la société aristocratique. Le fait que ce soit Chérubin, un jeune homme, qui soit le centre de cette transformation souligne également la fluidité et l’artificialité des rôles sociaux imposés par la noblesse.
Dans la scène 6 de l'Acte II de Le Mariage de Figaro, Beaumarchais met en lumière les mécanismes de manipulation et de déguisement au cœur des relations sociales et de pouvoir. À travers le travestissement de Chérubin et le rôle de complice que jouent Suzanne et la Comtesse, il critique les inégalités entre les sexes et les abus de pouvoir de la noblesse. La scène, à la fois comique et satirique, utilise le rire pour dénoncer l'hypocrisie de la société et pour souligner la capacité des femmes à résister aux rôles qui leur sont imposés. La transformation de Chérubin, loin d'être une simple mascarade, devient un outil de rébellion, illustrant l'ingéniosité de Figaro et de ses alliées pour déjouer les manœuvres du Comte.