Je ne songeais pas à Rose ;
Rose au bois vint avec moi ;
Nous parlions de quelque chose,
Mais je ne sais plus de quoi.
J'étais froid comme les marbres ;
Je marchais à pas distraits ;
Je parlais des fleurs, des arbres
Son œil semblait dire: "Après ?"
La rosée offrait ses perles,
Le taillis ses parasols ;
J'allais ; j'écoutais les merles,
Et Rose les rossignols.
Moi, seize ans, et l'air morose ;
Elle, vingt ; ses yeux brillaient.
Les rossignols chantaient Rose
Et les merles me sifflaient.
Rose, droite sur ses hanches,
Leva son beau bras tremblant
Pour prendre une mûre aux branches
Je ne vis pas son bras blanc.
Une eau courait, fraîche et creuse,
Sur les mousses de velours ;
Et la nature amoureuse
Dormait dans les grands bois sourds.
Rose défit sa chaussure,
Et mit, d'un air ingénu,
Son petit pied dans l'eau pure
Je ne vis pas son pied nu.
Je ne savais que lui dire ;
Je la suivais dans le bois,
La voyant parfois sourire
Et soupirer quelquefois.
Je ne vis qu'elle était belle
Qu'en sortant des grands bois sourds.
"Soit ; n'y pensons plus !" dit-elle.
Depuis, j'y pense toujours.
Victor Hugo - Les Contemplations
Victor Hugo, l’un des plus grands écrivains du XIXe siècle, est une figure incontournable du romantisme français. Sa carrière littéraire, marquée par une œuvre poétique, romanesque et politique immense, est traversée par des événements personnels et historiques majeurs qui nourrissent sa poésie. Dans son recueil Les Contemplations (1856), Hugo met en lumière les thèmes du souvenir, du deuil, de l’amour et de la nature. Le poème Vieille chanson du jeune temps en est un exemple significatif, où le poète, à travers le regard nostalgique et mélancolique d'un jeune homme, évoque une rencontre amoureuse qui échappe à sa conscience. Ce poème combine des éléments typiques du romantisme : une rencontre dans la nature, une jeune fille, une sensualité à peine éveillée, mais aussi une certaine ironie. Ce poème, à travers une forme simple et musicale, illustre une occasion manquée, mais porte aussi en elle la beauté du moment vécu.
Le poème Vieille chanson du jeune temps se déroule dans un cadre idyllique, propice à la rencontre amoureuse : "Nous parlions de quelque chose", une simple promenade dans le bois avec la jeune Rose. La nature devient ici le cadre privilégié pour l’éveil des sens et l’épanouissement de l’âme, une idée chère aux romantiques. Rose, qui porte un prénom évoquant la beauté et la nature (la rose étant à la fois une fleur et un symbole de l’amour), incarne cette fusion entre l'humain et la nature. Elle est "droit sur ses hanches" et semble vivre en harmonie avec le monde végétal, au point de se confondre avec lui. Le poème commence par l’évocation de Rose, mais le jeune poète, "froid comme les marbres", est distrait et indifférent à l’occasion amoureuse qui se présente.
La nature elle-même semble réagir à l’état d’esprit du poète : "La rosée offrait ses perles, / Le taillis ses parasols", deux métaphores qui embellissent le paysage tout en soulignant l’innocence et la fraîcheur du moment. La nature est accueillante, généreuse, et pourtant, le jeune poète est indifférent à l’épanouissement du moment.
Les oiseaux qui peuplent le poème (les merles et les rossignols) ajoutent à la musicalité du texte et à son ambiance poétique. Le merle, avec son chant un peu moqueur, semble représenter l’indifférence du jeune homme, tandis que le rossignol, dont le chant est plus doux et mélodieux, semble résonner en harmonie avec Rose, dont la beauté est chantée dans l’air. Le contraste entre les oiseaux et le poète souligne l'isolement et l'indifférence du narrateur face à l'invitation amoureuse de la jeune fille.
Les gestes simples de Rose sont décrits avec sensualité : "Leva son beau bras tremblant / Pour prendre une mûre aux branches." Ce geste anodin, chargé de poésie, est un symbole de l'éveil sensuel, un appel à l’attention du jeune homme. Pourtant, il ne remarque rien. "Je ne vis pas son bras blanc" marque l’indifférence du poète qui semble imperméable à la sensualité de l’instant.
De même, le passage où Rose "mit, d’un air ingénu, / Son petit pied dans l’eau pure" traduit une certaine innocence et une fragilité charmante. Là encore, le jeune poète ne voit pas cette sensualité, bien que la scène soit d’une beauté évidente. En tout, la tension est palpable : il se trouve en présence d’une occasion amoureuse, mais reste insensible aux signes évidents de l’amour. La nature, elle, semble plus attentive que lui, nourrissant l’atmosphère d’une sensualité douce et presque implacable.
L’auto-dérision du poème se manifeste lorsque le narrateur, avec une sincérité empreinte d'ironie, avoue qu’il n’a pas su saisir l’opportunité amoureuse : "Je ne savais que lui dire ; / Je la suivais dans le bois." Cette attitude passive et incertaine est typique de la jeunesse, mais elle souligne également une forme de manque d’initiative qui pourra être interprété comme une forme de regret dans le temps présent. Le poème se veut ainsi une réflexion sur le temps perdu et l’impossibilité de revenir en arrière.
Le poème s'achève sur une note de regret et de nostalgie, lorsque le narrateur se rend compte qu’il n’a pas su saisir l’instant : "Depuis, j'y pense toujours." Ce vers final montre que l’occasion manquée, bien qu’oubliée sur le moment, n’a cessé de hanter le poète. Il n’a pas vu la beauté de l’instant amoureux lorsqu’il se produisait, et c’est cette absence de réciprocité qui se transforme en un regret plus profond au fil du temps. Cette forme de nostalgie, qui caractérise le romantisme, se double d’une réflexion sur le passage du temps, la perte de l’innocence et la conscience du "temps perdu" que le poète ne pourra jamais récupérer.
Le poème joue sur cette ambivalence entre la beauté du moment et la distance qui le sépare de l’expérience vécue. Ce qui aurait pu être un simple souvenir de jeunesse devient un regret poignant, et la "vieille chanson" du poème se transforme ainsi en une mélodie mélancolique. Le poème nous rappelle que le temps, une fois passé, ne revient jamais, et qu’il faut savoir saisir les occasions avant qu’elles ne disparaissent à jamais.
Le titre même du poème, Vieille chanson du jeune temps, évoque une forme de musique, une chanson qui s’épanouit dans la fluidité des vers et des rimes. Le poème est construit selon une forme classique de quatrains en heptasyllabes avec des rimes croisées, créant ainsi une musicalité discrète mais présente tout au long du texte. La structure régulière et la simplicité du vers, proche du chant, renforce l’aspect mélodique du poème, ce qui fait écho au thème de la chanson et de la poésie chantée.
La poésie de Hugo, dans ce poème, est profondément liée à la musicalité des mots, à leur rythme et à leur capacité à évoquer des images et des sensations, tout comme une chanson peut toucher l’âme par sa mélodie. La musique de la poésie est un moyen d’exprimer ce que le poème n’exprime pas nécessairement par le sens seul, mais par l’effet qu’il produit sur le lecteur, par son flux émotionnel.
Vieille chanson du jeune temps est un poème qui illustre l’éveil amoureux et le regret du temps perdu avec une grande sensibilité et une ironie subtile. Hugo, à travers ce poème, évoque la jeunesse, l’amour et la nature, mais aussi la mélancolie qui naît du regard rétrospectif. Ce poème, à la fois léger et profond, est un bel exemple de la poésie romantique, où la musicalité du vers et la richesse des émotions se rencontrent pour exprimer la beauté et l’imperfection de l’expérience humaine. Il est un hymne à l’innocence, à la sensualité et, surtout, au temps qui s’échappe sans que l’on puisse toujours en saisir la richesse.