Introït (de La Messe là-bas)
Une fois de plus l’exil, l’âme toute seule une fois de plus qui remonte à son château,
Et le premier rayon du soleil sur la corne du Corcovado !
Tant de pays derrière moi commencés ans que jamais aucune demeure s’y achève !
Mon mariage est en deçà de la mer, une femme et ces enfants que j’ai eus en rêve.
Tous ces yeux où j’ai lu un instant qu’ils me connaissaient, tous ces gens comme s’ils étaient vivants que j’ai fréquentés,
Tout cela est pareil une fois de plus à ces choses qui n’ont jamais été.
Ici je n’ai plus comme compagnie que cette augmentation de la lumière,
La montagne qui fait un fond noir éternel et ces palmiers dessinés comme sur du verre.
Et quand la Création après le jour sans heures se condense une fois de plus du néant,
Fidèle à l’immense quai chaque soir, je vais revisiter l’Océan :
La mer et ce grand campement tout autour avec un million de feux qui s’allument,
L’Amérique avec toutes ses montagnes dans le vent du soir comme des Nymphes couronnées de plumes !
L’Océan qui arrive par cette porte là-bas et qui tape contre la berge haute,
Sous le ciel chargé de pluie de toutes parts ces chandelles de cinquante pieds qui sautent !
Mon esprit n’a pas plus de repos que la mer, c’est la même douleur démente !
La même grande tache de soleil au milieu sans rien ! et cette voix qui raconte et qui se lamente !
Voici la contagion de la nuit qui gagne tout le ciel peu à peu.
Le jour après six jours qui fait sept et pas un qui ne me rapproche de Dieu.
Quand mes pieds connaîtront le repos, quand mon cœur aura fait alliance avec la nuit,
Qu’est qui commencera pour toujours aussitôt que tout sera fini ?
Est-ce que je verrai quelque chose pour moi dans le ciel se dédoubler comme les feux qui marquent l’entrée d’un port,
Ou cette étoile près de la Croix-du-Sud qu’on appelle Alpha du Centaure ?
Vous aurez beau m’avoir mis près de Vous pour toujours d’une manière qui est au-dessus du sens,
Je ne serai pas plus sûr de Vous, mon Dieu, que je ne le suis à présent.
En cette heure vide, où je suis avec Vous, d’autre chose que de sa durée,
Toutes choses dont on dit qu’elles passent, je suis Votre témoin qu’elles ont passé.
Sans doute elles ne passent pas inutiles, elles épuisent jusqu’à la dernière strophe le Poëme,
Jusqu’à ces palmes dans le vent du soir ! le spectacle de ce qui est autre chose que Vous-même.
Ce chaos de feuilles et de fougères dans le soleil, ce séjour de ma cinquantième année,
Ce ne serait pas plus difficile, rien qu’à l’œil en se fermant, de l’abolir, que ce ne fut de la patrie où je suis né.
Ce serait ce visage jadis aimé quand naissait ce charmant sourire,
Que ce ne serait pas plus difficile aux yeux en se fermant d’en faire pour toujours un souvenir.
Qu’est-ce qu’elles feraient, mon Dieu, toutes ces pauvres choses qui ne subsistent pas,
Sinon, par leur nature qui est de naître et de cesser, témoigner que Vous êtes ici et là ?
Dommage qu’elles ne puissent cesser aux yeux sans qu’elles déchirent le cœur.
Mais pour ce qui est de les voir mourir on est aussi bien ici qu’ailleurs.
Là-bas dans le pays que j’ai quitté, l’Europe, on trouve que les choses n’allaient pas assez vite.
Cette espèce de grande Exposition Universelle dont ils étaient si fiers tapageante, point de cesse pour eux qu’ils ne l’aient détruite.
Cette vie de soixante minutes, c’était trop long et trop ennuyeux !
A nous cette grande Coopérative, la guerre, pour détruire toute autre chose que Dieu !
Ici je n’entends plus rien, je suis seul, il n’y a que ces palmes qui se balancent,
Ce jardin mystérieux à Votre image et ces choses qui existent en silence.
Elles existent pour un moment, mais tout de même c’était beau !
Il faut ignorer son art pour trouver au Vôtre quelque défaut.
N’avoir écrit une phrase jamais, l’art pour deux mots ensemble en une seule image de s’éteindre,
Pour ignorer que c’est bien, ce papillon sur la rose tout-à-coup, muet comme le pinceau du peintre !
C’est un mot qu’on nous propose nécessaire et qui de lui-même sur la lèvre vient se placer.
Comment les choses auraient-elles un sens si leur sens n’était de passer ?
Comment seraient-elles complètes, si leur sort n’était de commencer et de finir ?
Et moi-même qui parle, qu’est-ce qui parle, sinon ce qui est immortel en nous et qui demande à mourir ?
Sinon ce qui se meurt d’ennui au milieu de ces choses si belles !
Si le monde ne parlait tant de Vous, mon ennui ne serait pas tel.
Si leur voix n’était si touchante, si elles ne parlaient si bien d’autre chose,
Les créatures n’auraient pas de question pour nous et nous serions en paix avec la rose.
Mais les mots, s’ils ne servent à parler, à quoi est-ce qu’ils peuvent servir ?
Et s’ils ne vous restituent ce qui est en eux, à quoi savent le rossignol et le saphir ?
Pour trouver ce qui avait, besoin d’être dit, pour nous expliquer de nous-mêmes avec Vous en ce mot que nous avons découvert,
Ce n’est pas trop de fourrager la mer et le ciel et d’aller jusqu’au bout de la terre.
Où est-il, ce mot essentiel enfin, plus précieux que le diamant,
Cette goutte d’eau pour qu’elle se fonde en Vous, notre âme, comme l’amante en son amant?
Ce mot qui est comme le consentement à la mort, Votre présence au-delà de toutes les images !
Ce n’est pas payer trop cher de mourir, mon Dieu, afin que Vous existiez davantage !
Mon Dieu, pourquoi m’avez-vous repoussé ? Mon âme, pourquoi êtes-vous triste ?
Que me veut cet ennemi en moi qui s’attarde et qui résiste ?
Debout! de ce lieu où j’étais pour aller à celui où je ne suis pas encore.
Quand la lampe du ciel pâlit, c’est pour cela que je me suis levé avec l’aurore:
A l’heure où les grands palmiers se réveillent, tout ruisselants de la rosée matinale,
Et l’on voit une raie d’or la mer au bout de la chaussée coloniale.
De ce qui n’était que beauté pour passer à ce qui est amour,
Il faut profiter de cet appel qui précède celui du jour.
Le mal que ce serait d’être seul, le bonheur que Vous soyez là,
Si je n’étais là pour Vous le dire, peut-être que Vous ne le sauriez pas.
Pour m’expliquer ce qui fera tout-à-l ’heure cette beauté profane et visible,
Il y a quelqu’un là-bas qui m’attend avec une suavité indicible.
C’est peu de Vous connaître si je ne Vous vois, peu de Vous voir si je ne Vous touche,
C’est peu de m’ouvrir les yeux si je ne Vous ouvre ma bouche.
Comme le poisson dans l’eau vive qui avale et remonte à contre-courant.
Celui qui est attaché à Vous remonte au rebours du temps.
Les choses me quittent peu à peu, et moi, je les quitte à mon tour.
On ne peut entrer que nu dans les conseils de l’Amour.
La cloche sonne. Le prêtre est là. La vie est loin. C’est la messe.
« J’entrerai à l’autel de Dieu, vers le Dieu qui réjouit ma jeunesse. »
Paul Claudel est l’un des poètes et dramaturges français les plus profondément marqués par la spiritualité chrétienne, et dans Introït (tiré de La Messe là-bas), il explore un moment de profonde introspection spirituelle, de solitude et de quête de sens. Le poème se déroule dans un lieu exotique, un espace symbolique où le poète, loin de chez lui, cherche un rapprochement avec Dieu et une signification plus profonde à sa vie. Il se trouve dans un exil physique et émotionnel, confronté à l’immensité de la nature et à son propre doute intérieur. La quête de Dieu, la réflexion sur l’éphémérité des choses et la confrontation avec la douleur et la beauté de l’existence sont au cœur de ce texte.
Le poème débute par une note de solitude et d’exil : "Une fois de plus l’exil, l’âme toute seule une fois de plus qui remonte à son château." Ce vers dépeint une âme isolée, seule face à elle-même, remontant vers un "château", qui peut être vu comme une métaphore de l’âme ou de l’endroit où le poète cherche à trouver un peu de réconfort. L’exil, une condition récurrente dans l’œuvre de Claudel, devient ici un point de départ pour une introspection plus profonde. La confrontation avec l’étrangeté et la beauté du lieu qu’il habite — un paysage exotique symbolisé par le Corcovado — sert à accentuer le sentiment de déconnexion avec le monde ancien et connu.
Ce thème d’exil est renforcé par la mention de "tant de pays derrière moi", soulignant que le poète a traversé de nombreux lieux, mais aucun n’a jamais été une véritable "demeure". Cela traduit une sensation de fuite ou d’instabilité, une quête sans fin d’un lieu de paix, tout en laissant entendre que cette quête pourrait bien être intérieure et spirituelle, plutôt que géographique.
Le poème se poursuit par la description d’un paysage vibrant et d’une nature qui semble s’offrir à l’âme en quête : "La montagne qui fait un fond noir éternel et ces palmiers dessinés comme sur du verre." Claudel utilise une vision presque picturale de la nature, où la montagne et les palmiers deviennent des symboles de l’éternité et de la contemplation. Ces images sont silencieuses et fixes, elles représentent une forme de beauté pure, presque inaccessible, que l’âme du poète cherche à saisir.
L’évocation de l’Océan, du "grand campement tout autour" et des "feux qui s’allument" renvoie à la vaste étendue de la nature, mais aussi à une idée de mouvement et de transformation, de l’immobilité à l’action. Le poète, dans ce contexte, semble se questionner sur la place de l’homme face à la nature infinie et sublime, et sur sa propre place dans le monde.
Claudel met en lumière la difficulté de la relation avec Dieu dans ce poème. L’absence de repos spirituel et la souffrance de l’âme sont omniprésentes. Il écrit : "Mon esprit n’a pas plus de repos que la mer, c’est la même douleur démente !" Cette phrase incarne un combat intérieur, un tumulte qui est aussi celui du poète face à sa foi. La mer, image du mouvement constant et du bouleversement intérieur, devient un miroir de l’âme qui cherche Dieu, sans parvenir à l’atteindre.
L’interrogation spirituelle du poète s’intensifie avec les vers : "Est-ce que je verrai quelque chose pour moi dans le ciel se dédoubler comme les feux qui marquent l’entrée d’un port ?" La question reste sans réponse, mais elle illustre l’incertitude du poète sur sa relation avec Dieu et sa recherche du sens divin, qu’il espère trouver à travers les signes visibles dans le ciel et la nature. Ce doute existentiel est également renforcé par le thème de l’isolement : "Je ne serai pas plus sûr de Vous, mon Dieu, que je ne le suis à présent."
Claudel semble s’interroger sur la nature même de l’existence, sur la fugacité des choses et leur passage inévitable. La beauté de la nature, les "choses qui existent en silence", ne sont-elles que des témoins de l’existence de Dieu, ou ont-elles une signification plus profonde ? La réponse à cette question semble échapper au poète, qui observe le monde avec une fascination mêlée de tristesse : "Qu’est-ce qu’elles feraient, mon Dieu, toutes ces pauvres choses qui ne subsistent pas, sinon, par leur nature qui est de naître et de cesser, témoigner que Vous êtes ici et là ?"
Claudel développe ici une vision de l’existence où les choses sont éphémères, mais elles n'en sont pas moins porteuses d’un message divin, où chaque élément de la nature, chaque moment vécu, devient un témoignage du passage de Dieu dans le monde. Les êtres et les choses ne sont pas inutiles, mais doivent se "cesser" pour permettre le passage de l’essentiel, de l’éternel.
À mesure que le poème progresse, le poète semble faire un retour vers la foi et la réconciliation avec son âme et Dieu. Dans les derniers vers, "La cloche sonne. Le prêtre est là. La vie est loin. C’est la messe." Claudel ramène le lecteur à une scène de rituels religieux, une scène de calme et de reprise spirituelle, après des questionnements, des luttes et des douleurs. Le dernier vers, "J’entrerai à l’autel de Dieu, vers le Dieu qui réjouit ma jeunesse", indique un retour à la paix spirituelle, un moment où le poète, par l’acte religieux, retrouve son lien avec le divin et la joie profonde que la foi procure.
Introït est un poème de recherche spirituelle, où le poète navigue entre la souffrance de l’exil, l’incompréhension face à la nature et le désir ardent de réconciliation avec Dieu. À travers la contemplation de la nature, le questionnement sur l’éphémérité des choses et la difficulté de la foi, Claudel pose une interrogation existentielle profonde. Cependant, à la fin du poème, c’est la foi qui prévaudra, et le poème se clôt sur un acte de réconciliation et de retour vers Dieu, symbolisé par la messe. Ce poème incarne ainsi la lutte spirituelle du poète et son cheminement vers la paix intérieure, tout en soulignant la place centrale de la foi chrétienne dans sa vision du monde.