Un Philosophe austère, et né dans la Scythie,
Se proposant de suivre une plus douce vie,
Voyagea chez les Grecs, et vit en certains lieux
Un sage assez semblable au vieillard de Virgile,
Homme égalant les Rois, homme approchant des Dieux,
Et, comme ces derniers satisfait et tranquille.
Son bonheur consistait aux beautés d'un Jardin.
Le Scythe l'y trouva, qui la serpe à la main,
De ses arbres à fruit retranchait l'inutile,
Ebranchait, émondait, ôtait ceci, cela,
Corrigeant partout la Nature,
Excessive à payer ses soins avec usure.
Le Scythe alors lui demanda :
Pourquoi cette ruine. Etait-il d'homme sage
De mutiler ainsi ces pauvres habitants ?
Quittez-moi votre serpe, instrument de dommage ;
Laissez agir la faux du temps :
Ils iront aussi tôt border le noir rivage.
- J'ôte le superflu, dit l'autre, et l'abattant,
Le reste en profite d'autant.
Le Scythe, retourné dans sa triste demeure,
Prend la serpe à son tour, coupe et taille à toute heure ;
Conseille à ses voisins, prescrit à ses amis
Un universel abatis.
Il ôte de chez lui les branches les plus belles,
Il tronque son Verger contre toute raison,
Sans observer temps ni saison,
Lunes ni vieilles ni nouvelles.
Tout languit et tout meurt. Ce Scythe exprime bien
Un indiscret Stoïcien :
Celui-ci retranche de l'âme
Désirs et passions, le bon et le mauvais,
Jusqu'aux plus innocents souhaits.
Contre de telles gens, quant à moi, je réclame.
Ils ôtent à nos cœurs le principal ressort ;
Ils font cesser de vivre avant que l'on soit mort.
Jean de La Fontaine, Fables
Dans Le Philosophe Scythe, fable de Jean de La Fontaine, publiée en 1678, l’auteur s’inspire des courants philosophiques de l’Antiquité, en particulier du stoïcisme et de l’épicurisme. En mettant en scène un philosophe scythe et un autre homme qui incarne l'idéalisme grec, La Fontaine questionne la conception du bonheur et de la sagesse. À travers cette fable, il critique les excès des philosophes austères, notamment ceux du stoïcisme, qui prônent la suppression totale des désirs et des passions humaines, au détriment de la jouissance de la vie. L’histoire est une réflexion sur les limites de ces philosophies, souvent jugées excessivement restrictives.
Dans la fable, le philosophe grec est décrit comme un homme qui incarne l’équilibre et la tranquillité d’esprit, idéaux chers à l’épicurisme. "Homme égalant les Rois, homme approchant des Dieux / Et, comme ces derniers satisfait et tranquille" (v. 4-5), il représente un bonheur serein, fondé sur l’harmonie avec la nature et la modération. Il est plongé dans un jardin où il œuvre pour améliorer la production des arbres, une tâche qui symbolise l’intervention mesurée, respectueuse des lois naturelles. L’usage de la serpe pour "ôter le superflu" (v. 14) montre un soin porté à l’essentiel, à ce qui est nécessaire et bénéfique, sans excès. La Fontaine suggère par là que la sagesse consiste à apprécier les plaisirs simples tout en maîtrisant les excès.
Le Scythe, quant à lui, incarne une vision opposée du bonheur, en appliquant un stoïcisme radical, qui mène à la suppression totale des désirs et des passions. Après avoir observé le philosophe grec, il décide de suivre son exemple, mais d’une manière excessivement stricte et rigide. Il prend la serpe "à son tour" (v. 18) et commence à couper les branches, non seulement les inutiles mais aussi les plus belles, sans respect des saisons ni de la nature. Ce geste est une métaphore de l’attitude stoïcienne radicale qui cherche à éliminer les passions, les désirs et même les aspirations légitimes, en considérant que tout excès, même celui du plaisir, doit être réprimé.
La Fontaine critique cet excès d’austérité, qui finit par conduire à la stérilité et à la mort. Le jardin du Scythe est dévasté par son excès de rigueur. "Tout languit et tout meurt" (v. 23). Par cette image, La Fontaine montre que cette philosophie extrême, en détruisant tout excès, prive l’individu de la jouissance de la vie et de ses plaisirs naturels, devenant ainsi contre-productive.
À travers l’opposition entre les deux philosophes, La Fontaine propose une critique de l’idéalisme excessif des stoïciens. Pour l’auteur, il ne s’agit pas de supprimer totalement les désirs ou d’éliminer les passions humaines, mais plutôt de trouver un équilibre, une modération qui permette de vivre sereinement tout en profitant des plaisirs simples de la vie. La conclusion de la fable résume cette critique : "Ils ôtent à nos cœurs le principal ressort ; / Ils font cesser de vivre avant que l’on soit mort" (v. 28-29). Ici, La Fontaine insiste sur le fait que ceux qui suppriment tout désir humain finissent par priver l’existence de son sens et de sa vitalité. La vie sans désirs, sans passions, devient une vie morte, privée de tout élan vital.
Le Philosophe Scythe de Jean de La Fontaine est une réflexion sur la nature du bonheur et de la sagesse. La fable critique les excès des philosophies stoïciennes et montre que la modération et l’équilibre sont les clés d’une vie harmonieuse. En se moquant de l’austérité excessive du Scythe, La Fontaine propose une vision plus nuancée et plus proche de la réalité humaine : la sagesse consiste à savoir apprécier ce que la vie a à offrir, sans tomber dans les excès, tout en acceptant les plaisirs et les passions modérés comme des composantes essentielles de l’existence.