Extrait
Un domestique de Louis XV me contait qu'un jour, le roi son maître soupant à Trianon en petite compagnie, la conversation roula d'abord sur la chasse, et ensuite sur la poudre à tirer. Quelqu'un dit que la meilleure poudre se faisait avec des parties égales de salpêtre, de soufre, et de charbon. Le duc de La Vallière, mieux instruit, soutint que pour faire de bonne poudre à canon il fallait une seule partie de soufre et une de charbon, sur cinq parties de salpêtre bien filtré, bien évaporé, bien cristallisé.
« Il est plaisant, dit M. le duc de Nivernois, que nous nous amusions tous les jours à tuer des perdrix dans le parc de Versailles, et quelquefois à tuer des hommes ou à nous faire tuer sur la frontière, sans savoir précisément avec quoi l'on tue.
— Hélas ! nous en sommes réduits là sur toutes les choses de ce monde, répondit Mme de Pompadour ; je ne sais de quoi est composé le rouge que je mets sur mes joues, et on m'embarrasserait fort si on me demandait comment on fait les bas de soie dont je suis chaussée.
— C'est dommage, dit alors le duc de La Vallière, que Sa Majesté nous ait confisqué nos dictionnaires encyclopédiques, qui nous ont coûté chacun cent pistoles : nous y trouverions bientôt la décision de toutes nos questions. »
Le roi justifia sa confiscation : il avait été averti que les vingt et un volumes in-folio, qu'on trouvait sur la toilette de toutes les dames, étaient la chose du monde la plus dangereuse pour le royaume de France; et il avait voulu savoir par lui-même si la chose était vraie, avant de permettre qu'on lût ce livre. Il envoya sur la fin du souper chercher un exemplaire par trois garçons de sa chambre, qui apportèrent chacun sept volumes avec bien de la peine. On vit à l'article Poudre que le duc de La Vallière avait raison ; et bientôt Mme de Pompadour apprit la différence entre l'ancien rouge d'Espagne, dont les dames de Madrid coloraient leurs joues, et le rouge des dames de Paris. Elle sut que les dames grecques et romaines étaient peintes avec de la pourpre qui sortait du murex, et que par conséquent notre écarlate était la pourpre des anciens ; qu'il entrait plus de safran dans le rouge d'Espagne, et plus de cochenille dans celui de France.
Elle vit comme on lui faisait ses bas au métier ; et la machine de cette manœuvre la ravit d'étonnement. « Ah ! le beau livre ! s'écria-t-elle. Sire, vous avez donc confisqué ce magasin de toutes les choses utiles pour le posséder seul, et pour être le seul savant de votre royaume ? »
Commentaire composé
Introduction :
Dans cet extrait de L'Encyclopédie (1774), Voltaire, par le biais d’un pamphlet et d’un apologue, nous livre une satire de la cour de Louis XV et de la censure imposée à l'ouvrage des Lumières, L'Encyclopédie. Ce texte met en scène une conversation au Trianon, dans laquelle le duc de La Vallière, le duc de Nivernois, Madame de Pompadour et Louis XV discutent de l’ignorance et du rôle essentiel de la connaissance. Au-delà de la simple critique de l'ignorance de la noblesse, Voltaire nous pousse à réfléchir sur les enjeux politiques de la diffusion du savoir, notamment en dénonçant les limites imposées par le pouvoir monarchique. La question qui émerge alors est la suivante : pourquoi la connaissance, que l'on pourrait penser inoffensive, semble-t-elle si menaçante pour ceux qui détiennent le pouvoir ?
Dès les premières lignes du texte, Voltaire utilise l'ironie pour dénoncer l’ignorance crasse des membres de la cour, et particulièrement celle des personnages en présence. La discussion, qui débute sur un sujet banal – la poudre à canon –, devient rapidement une réflexion sur l'incapacité de la noblesse à maîtriser des savoirs essentiels. Le duc de La Vallière, plus instruit, corrige la recette de fabrication de la poudre à canon, mais l'ironie se fait plus acerbe lorsque le duc de Nivernois souligne que ceux qui passent leur temps à tuer des perdrix ou des hommes sur les frontières ignorent même de quoi est composée la poudre qu’ils utilisent. Cette scène est une caricature de l'aristocratie, déconnectée de la réalité et absente de tout effort de savoir, ce qui contraste avec les idéaux des Lumières prônant la diffusion de la connaissance.
En l’espace de quelques répliques, Voltaire fait ressortir l’absurdité d’une aristocratie plus préoccupée par le luxe et la guerre que par la quête du savoir, une noblesse qui, même dans les affaires les plus triviales, semble dénuée de toute compétence technique ou scientifique.
Au-delà de cette critique de l’ignorance aristocratique, l'extrait met en lumière un thème central du texte : la censure. La confiscation de L'Encyclopédie, décrite dans le passage, devient un symbole du contrôle du savoir par le pouvoir. Le roi Louis XV justifie cet acte de censure en affirmant que l'ouvrage est dangereux pour le royaume. Cependant, Voltaire va au-delà de la simple description de cette interdiction et la transforme en une métaphore de l'arbitraire du pouvoir monarchique.
Le texte laisse entendre que ce qui est censuré n'est pas tant le contenu de L'Encyclopédie que l’idée même de diffuser un savoir collectif et rationnel à une population qui pourrait ainsi remettre en question l’ordre établi. En bloquant l’accès à ce savoir, le roi devient le seul détenteur de la vérité et donc de la liberté. Le roi, incarnant l'absolutisme, cherche à rester le seul « savant » et à contrôler ce qui est connu, afin de maintenir son pouvoir sur un peuple ignoré. Cette confiscation est une tentative de maintenir le statu quo et de préserver la hiérarchie sociale en limitant l'accès à la connaissance.
La scène où Madame de Pompadour, après avoir consulté l’ouvrage censuré, s’émerveille des informations qu'elle y trouve, révèle une autre facette de la réflexion de Voltaire. En effet, la princesse se rend compte que L'Encyclopédie est une véritable mine de savoirs pratiques, allant de la composition de la poudre à canon à la fabrication du rouge pour les joues des dames. Ces connaissances qui paraissent triviales montrent que la culture, au sens le plus large, est un outil de liberté. Or, par le simple fait de confisquer ces savoirs, le roi impose une censure qui prive ses sujets de cette liberté fondamentale : la liberté d’apprendre, de comprendre, de penser. Voltaire souligne, par l’étonnement de Madame de Pompadour, que la véritable liberté réside dans l’accès à la connaissance.
La réflexion de Voltaire va au-delà de la simple satire de la cour. Par l'ironie et l’absurde, il nous invite à repenser notre relation au savoir et à comprendre que, dans un monde dominé par l’ignorance, ce savoir devient le seul moyen de se libérer des chaînes de l’oppression. Le roi, en cherchant à restreindre l'accès à L'Encyclopédie, ne fait que renforcer sa propre emprise sur son peuple, illustrant ainsi un pouvoir monarchique qui repose sur l’ignorance de ses sujets.
Conclusion :
Cet extrait de L'Encyclopédie est une satire acerbe de l’ignorance et de la censure qui prévalent dans la société de l’époque de Louis XV. Voltaire, par le biais de l’ironie et de l’absurde, dénonce non seulement l’ignorance de la noblesse, mais aussi la volonté du pouvoir monarchique de maintenir une société ignorante en contrôlant le savoir. En empêchant l’accès à la connaissance, le pouvoir prive ainsi ses sujets de la liberté de penser, de comprendre et de se libérer des dogmes. Voltaire, fidèle à son rôle de philosophe des Lumières, nous invite à réfléchir sur la nécessité d’une circulation libre du savoir pour garantir une véritable liberté.