La fortune aux larges ailes, la fortune par erreur m'ayant emporté avec les autres vers son pays joyeux, tout à coup, mais tout à coup, comme je respirais heureux enfin,
d'infinis petits pétards dans l'atmosphère me dynamitèrent et puis des couteaux jaillissant de partout me lardèrent de coups, si bien que je retombai sur le sol dur de ma
patrie, à tout jamais la mienne maintenant.
La fortune aux ailes de paille, la fortune m'ayant élevé pour un instant au-dessus des angoisses et des gémissements, un groupe formé de mille, caché à la faveur
de ma distraction dans la poussière d'une haute montagne, un groupe fait à la lutte à mort depuis toujours, tout à coup nous étant tombé dessus comme un bolide, je
retombai sur le sol dur de mon passé, passé à tout jamais présent maintenant.
La fortune encore une fois, la fortune aux draps frais m'ayant recueilli avec douceur, comme je souriais à tous autour de moi, distribuant tout ce que je possédais, tout à coup,
pris par on ne sait quoi venu par en dessous et par-derrière, tout à coup, comme une poulie qui se décroche, je basculai, ce fut un saut immense, et je retombai sur le sol dur de
mon destin, destin à tout jamais le mien maintenant.
La fortune encore une fois, la fortune à la langue d'huile, ayant lavé mes blessures, la fortune comme un cheveu qu'on prend et qu'on tresserait avec les siens, m'ayant pris et
m'ayant uni indissolublement à elle, tout à coup comme déjà je trempais dans la joie, tout à coup la
Mort vint et dit : «
Il est temps.
Viens. »
La
Mort, à tout jamais la
Mort maintenant.
Introduction
Dans ce poème d’Henri Michaux, l’auteur dresse le portrait d’une fortune capricieuse et instable qui, à chaque étape, fait naître des espoirs pour ensuite faire tomber l’individu dans la dure réalité. À travers des images saisissantes et des métaphores puissantes, Michaux explore les variations de la chance, l'illusion de l'ascension et la brutalité de la chute. Ce texte en prose poétique est une méditation sur l'imprévisibilité de la vie et la certitude inéluctable de la mort. Nous allons ainsi analyser comment le poème illustre le jeu cruel de la fortune, l'illusion de l'élévation et la certitude du destin.
La fortune, une élévation passagère : une ascension illusoire
Michaux commence son poème en évoquant "la fortune aux larges ailes", qui semble prometteuse et porteuse d’espoir. Cette première ascension vers le bonheur est cependant rapidement contrecarrée par des "infinis petits pétards" et des "couteaux jaillissant de partout", symbolisant la violence soudaine de la chute. L'auteur joue sur le contraste entre l’élévation et la descente, entre le moment de grâce où il "respirait heureux enfin" et la brutalité de la retombée. Le langage utilisé pour décrire la chute — "dynamiter" et "larder de coups" — est violent et précis, soulignant le caractère abrupt et inattendu de l’échec. Ainsi, la fortune apparaît comme une force capricieuse, capable de faire passer instantanément un état de joie à un état de souffrance.
Une fortune qui mène à la lutte : la transition vers le passé
Dans la deuxième strophe, la fortune devient plus insidieuse. L’image de "la fortune aux ailes de paille" montre une légèreté, une apparence fragile et instable. L’élévation du poète est de courte durée, et c’est une "lutte à mort" qui l’attend. La fortune est décrite ici comme une illusion, un moment éphémère dans lequel le poète est temporairement élevé "au-dessus des angoisses et des gémissements", mais où, finalement, "un groupe formé de mille" fait irruption, provoquant une chute violente. Cette chute n’est pas seulement physique, mais aussi temporelle, car elle ramène le poète "sur le sol dur de son passé", ce qui implique que la fortune est incapable de briser l’emprise du passé sur l’individu. La fortune, ici, ne fait que renforcer le poids du passé, soulignant le caractère inévitable du retour à la réalité.
Une fortune douce mais pernicieuse : la tentation de l’instant de bonheur
La troisième strophe propose une image de la fortune sous un jour plus doux, avec "la fortune aux draps frais", qui recueille le poète dans un moment de tranquillité et de partage. Cependant, cette image de douceur et de bien-être précède une nouvelle chute, qui est symbolisée par une bascule violente. Michaux utilise des métaphores mécaniques — "comme une poulie qui se décroche" — pour illustrer cette transition brutale. Cette chute, d’une manière différente de la première, est associée à la perte de contrôle, à la sensation de basculer d’un état de sérénité à un autre où tout est perdu. Le poème insiste sur l’éphémérité de ces moments de bonheur, et la manière dont ils sont toujours suivis d'une perte inévitable. La fortune, bien qu’accueillante, reste une illusion dont la fin est toujours fatale.
La fortune et la mort : une union indissoluble
Enfin, la dernière strophe introduit la fortune comme une entité presque divine, qui "a lavé les blessures" et "unifia" le poète à elle, créant une fusion indissoluble. Cependant, la Mort intervient brusquement, rappelant que la fortune, aussi douce et accueillante soit-elle, n’est que transitoire. La Mort, d’un ton sec, annonce : "Il est temps. Viens." Ici, Michaux juxtapose la douceur de la fortune avec l’ultimatum brutal de la Mort, soulignant la dualité de l’existence humaine : la vie, avec ses ascensions et chutes liées à la fortune, est toujours marquée par l’inévitabilité de la fin. La Mort, dans cette dernière scène, se révèle être l’unique certitude, celle qui ne fait jamais défaut, quel que soit le jeu de la fortune.
Conclusion
À travers ce poème, Henri Michaux dresse un portrait puissant de la fortune et de la condition humaine. Par le biais de métaphores saisissantes et de descriptions violentes, il met en lumière l'instabilité de la vie, marquée par des élévations momentanées suivies de chutes inévitables. La fortune est dépeinte comme une force capricieuse, toujours changeante, offrant des instants de bonheur avant de les retirer. Cependant, Michaux n'oublie pas la fin ultime, la Mort, qui se révèle être la seule certitude. Le poème devient ainsi une réflexion sur l’éphémérité des expériences humaines et sur la manière dont la vie, bien que ponctuée de moments de chance, reste inextricablement liée à la condition mortelle de l’homme.