Je n’ai plus que les os, un squelette je semble,
Décharné, dénervé, démusclé, dépoulpé,
Que le trait de la mort sans pardon a frappé ;
Je n’ose voir mes bras que de peur je ne tremble.
Apollon et son fils, deux grands maîtres ensemble,
Ne me sauraient guérir, leur métier m’a trompé.
Adieu, plaisant soleil, mon œil est étoupé,
Mon corps s’en va descendre où tout se désassemble.
Quel ami me voyant en ce point dépouillé
Ne remporte au logis un œil triste et mouillé,
Me consolant au lit et me baisant la face,
En essuyant mes yeux par la mort endormis ?
Adieu, chers compagnons, adieu, mes chers amis,
Je m’en vais le premier vous préparer la place.
Pierre de Ronsard - Derniers Vers - 1586
Introduction
À la fin de sa vie, Pierre de Ronsard, poète de la Renaissance et figure majeure de la Pléiade, laisse une œuvre marquée par la contemplation de la condition humaine et l’acceptation de la mort. Le poème « Je n’ai plus que les os », extrait des Derniers Vers (1586), est l’un des derniers qu’il ait écrits. Dans ce sonnet, le poète livre une description poignante de sa dégradation physique tout en adressant un dernier adieu à ses amis. Le poème oscille entre réalisme baroque et méditation stoïque, exprimant à la fois une souffrance intime et une sérénité face à l’inéluctable.
I. Une évocation réaliste et baroque de la mort
1. La déchéance physique du poète
Le poème s’ouvre sur une image saisissante de la dégradation corporelle : « Je n’ai plus que les os, un squelette je semble ». La multiplication des termes dépréciatifs (« décharné », « dénervé », « démusclé », « dépoulpé ») insiste sur l’effacement progressif de la vie dans le corps du poète. Ces accumulations et allitérations en [d] et [p] traduisent une lente dislocation, renforçant l’aspect lugubre et douloureux de cette transformation.
La perte de vitalité est soulignée par l’incapacité du poète à se regarder : « Je n’ose voir mes bras que de peur je ne tremble ». Cette réticence traduit un profond dégoût de lui-même, tout en humanisant cette vision morbide par la vulnérabilité qu’elle exprime.
2. L’omniprésence de la mort
La mort est personnifiée comme un agent inéluctable : « le trait de la mort sans pardon a frappé ». Cette image guerrière, presque violente, symbolise l’idée que la mort s’impose sans appel.
L’évocation des dieux de la médecine (« Apollon et son fils ») accentue l’impuissance des hommes face à la mort, même avec le secours des figures mythologiques. Ce rejet des illusions terrestres témoigne d’un renoncement stoïque, propre à la sagesse humaniste.
II. Une cérémonie d’adieux empreinte de stoïcisme et d’émotion
1. L’acceptation sereine de la fin
Malgré le réalisme poignant du premier quatrain, le second introduit une sérénité nouvelle. « Adieu, plaisant soleil » marque un dernier regard sur la beauté du monde, tandis que l’expression « mon corps s’en va descendre où tout se désassemble » fait écho à une vision stoïcienne et cosmique de la mort.
L’image de la désagrégation corporelle (« tout se désassemble ») n’est pas une lamentation mais une simple constatation de la nature éphémère de l’existence. Le poète s’incline avec lucidité devant la loi universelle de la mortalité.
2. Un adieu touchant aux amis
Le poème se clôt sur une adresse émouvante aux amis du poète, transformant sa mort en un acte de passage. La scène évoquée, où « un ami […] me baisant la face », met en lumière le rôle consolateur de l’amitié. Le champ lexical de la tendresse (« baisant », « essuyant mes yeux ») contraste avec l’horreur de la déchéance physique, créant une scène profondément humaine et apaisante.
Ronsard anticipe même une forme de continuité dans la mort, se présentant comme celui qui « prépare la place » pour ses compagnons. Cette vision de la mort comme un simple passage, où les vivants et les morts restent liés, confère au poème une dimension consolatrice.
III. Un mélange de réalisme baroque et de sagesse stoïque
Ce sonnet illustre parfaitement la double influence qui imprègne l’œuvre tardive de Ronsard.
1. Le réalisme baroque
La description crue de la dégradation physique et l’insistance sur l’impuissance humaine face à la mort s’inscrivent dans une esthétique baroque. Le poème joue sur l’horreur et la fascination, confrontant le lecteur à l’inévitable.
2. La sagesse stoïque et humaniste
Cependant, cette vision sombre est contrebalancée par une sérénité empruntée au stoïcisme. Ronsard, dans l’acceptation de sa condition, rejoint les sages antiques qui considéraient la mort comme une partie intégrante de la vie.
Conclusion
Avec « Je n’ai plus que les os », Ronsard offre un témoignage bouleversant de son rapport à la mort, mêlant douleur, acceptation et tendresse. Ce poème, empreint d’un réalisme baroque, transforme le tragique de la condition humaine en une cérémonie d’adieux poignante, où l’amitié et la lucidité triomphent de l’angoisse. Ronsard s’éteint ainsi en poète, laissant derrière lui une leçon universelle : celle d’une vie contemplée jusqu’à sa fin avec une sagesse résignée et une humanité profonde.