Cléanthis, Euphrosine, Iphicrate, Arlequin.
CLEANTHIS, en entrant avec Euphrosine qui pleure. Laissez-moi, je n'ai que faire de vous entendre gémir. (Et plus près d'Arlequin.) Qu'est-ce que cela signifie, seigneur Iphicrate ? Pourquoi avez-vous repris votre habit ?
ARLEQUIN, tendrement : C'est qu'il est trop petit pour mon cher ami, et que le sien est trop grand pour moi.
Il embrasse les genoux de son maître.
CLEANTHIS : Expliquez-moi donc ce que je vois ; il semble que vous lui demandiez pardon ?
ARLEQUIN : C'est pour me châtier de mes insolences.
CLEANTHIS : Mais enfin notre projet ?
ARLEQUIN : Mais enfin, je veux être un homme de bien ; n'est-ce pas là un beau projet ? je me repens de mes sottises, lui des siennes ; repentez-vous des vôtres, Madame Euphrosine se repentira aussi ; et vive l'honneur après ! cela fera quatre beaux repentirs, qui nous feront pleurer tant que nous voudrons.
EUPHROSINE : Ah ! ma chère Cléanthis, quel exemple pour vous !
IPHICRATE : Dites plutôt : quel exemple pour nous ! Madame, vous m'en voyez pénétré.
CLEANTHIS : Ah ! vraiment, nous y voilà avec vos beaux exemples. Voilà de nos gens qui nous méprisent dans le monde, qui font les fiers, qui nous maltraitent, et qui nous regardent comme des vers de terre ; et puis, qui sont trop heureux dans l'occasion de nous trouver cent fois plus honnêtes gens qu'eux. Fi ! que cela est vilain, de n'avoir eu pour mérite que de l'or, de l'argent et des dignités ! C'était bien la peine de faire tant les glorieux ! Où en seriez-vous aujourd'hui, si nous n'avions point d'autre mérite que cela pour vous ? Voyons, ne seriez-vous pas bien attrapés ? Il s'agit de vous pardonner, et pour avoir cette bonté-là, que faut-il être, s'il vous plaît ? Riche ? non ; noble ? non ; grand seigneur? point du tout. Vous étiez tout cela ; en valiez-vous mieux ? Et que faut-il donc ? Ah ! nous y voici. Il faut avoir le cœur bon, de la vertu et de la raison ; voilà ce qu'il nous faut, voilà ce qui est estimable, ce qui distingue, ce qui fait qu'un homme est plus qu'un autre. Entendez-vous, Messieurs les honnêtes gens du monde ? Voilà avec quoi l'on donne les beaux exemples que vous demandez et qui vous passent. Et à qui les demandez-vous ? A de pauvres gens que vous avez toujours offensés, maltraités, accablés, tout riches que vous êtes, et qui ont aujourd'hui pitié de vous, tout pauvres qu'ils sont. Estimez-vous à cette heure, faites les superbes, vous aurez bonne grâce ! Allez ! vous devriez rougir de honte.
ARLEQUIN : Allons, m'amie, soyons bonnes gens sans le reprocher, faisons du bien sans dire d'injures. Ils sont contrits d'avoir été méchants, cela fait qu'ils nous valent bien ; car quand on se repent, on est bon ; et quand on est bon, on est aussi avancé que nous. Approchez, Madame Euphrosine ; elle vous pardonne ; voici qu'elle pleure ; la rancune s'en va, et votre affaire est faite.
CLEANTHIS : Il est vrai que je pleure : ce n'est pas le bon cœur qui me manque.
EUPHROSINE, tristement : Ma chère Cléanthis, j'ai abusé de l'autorité que j'avais sur toi, je l'avoue.
CLEANTHIS : Hélas ! comment en aviez-vous le courage ? Mais voilà qui est fait, je veux bien oublier tout ; faites comme vous voudrez. Si vous m'avez fait souffrir, tant pis pour vous ; je ne veux pas avoir à me reprocher la même chose, je vous rends la liberté ; et s'il y avait un vaisseau, je partirais tout à l'heure avec vous : voilà tout le mal que je vous veux ; si vous m'en faites encore, ce ne sera pas ma faute.
ARLEQUIN, pleurant : Ah ! la brave fille ! ah ! le charitable naturel !
IPHICRATE : Êtes-vous contente, Madame ?
EUPHROSINE, avec attendrissement : Viens que je t'embrasse, ma chère Cléanthis.
ARLEQUIN, à Cléanthis : Mettez-vous à genoux pour être encore meilleure qu'elle.
EUPHROSINE : La reconnaissance me laisse à peine la force de te répondre. Ne parle plus de ton esclavage, et ne songe plus désormais qu'à partager avec moi tous les biens que les dieux m'ont donnés, si nous retournons à Athènes.
Marivaux - L'île des esclaves
La scène X de L'île des Esclaves de Marivaux constitue le véritable dénouement de la pièce, marquant la fin des confrontations entre les maîtres et les valets. Cette scène, qui suit la réconciliation entre Arlequin et Iphicrate (scène IX), est également un moment clé pour Euphrosine, qui, après avoir avoué ses torts dans la scène IV, exprime à nouveau sa repentance. Cléanthis, quant à elle, offre son pardon, mais à travers une tirade cinglante qui dénonce l'hypocrisie des relations sociales de son époque. L'échange de pardon et la reconnaissance mutuelle qui s'ensuivent illustrent à la fois la remise en question des rapports sociaux et la valeur morale des individus. Dans cette analyse, nous étudierons d'abord la sincérité du repentir des maîtres, puis la critique sociale contenue dans la tirade de Cléanthis, et enfin le thème du pardon et de la réconciliation.
I. Le repentir des maîtres et la sincérité du changement
L'un des aspects marquants de cette scène est le repentir des maîtres. Arlequin, en particulier, affiche une volonté sincère de changer et de devenir "un homme de bien", se repoussant dans une posture de moralité et d'humilité : "Je me repens de mes sottises, lui des siennes ; repentez-vous des vôtres, Madame Euphrosine se repentira aussi". Arlequin, en posant la réconciliation comme une suite logique de son repentir, crée une atmosphère de purification morale. Cette sincérité, cependant, est mise en lumière par la réaction de Cléanthis, qui souligne l'ironie de la situation. Les maîtres, ayant profité de leur statut social, s'excusent maintenant, mais leur changement de comportement semble presque trop tardif pour être pleinement crédible.
II. La critique sociale dans la tirade de Cléanthis
La véritable force de cette scène réside dans la tirade de Cléanthis, qui réagit avec un mélange de colère et de moquerie aux aveux des maîtres. Elle critique leur repentance tardive, soulignant que leurs mérites étaient fondés sur des critères vains tels que la richesse et le statut social : "Voilà de nos gens qui nous méprisent dans le monde, qui font les fiers, qui nous maltraitent, et qui nous regardent comme des vers de terre". Ce discours, qui dénonce les injustices sociales, va bien au-delà de la simple confrontation personnelle entre les personnages. Cléanthis révèle l’hypocrisie d’une société qui valorise l’apparence et l’argent au détriment de la vertu réelle : "Il faut avoir le cœur bon, de la vertu et de la raison ; voilà ce qui est estimable, ce qui distingue". Elle place la vertu humaine au-dessus de toute autre considération, invitant les maîtres à se réévaluer en fonction de leurs actions morales et non de leur statut.
Cette tirade est aussi une forme de révolte contre l'ordre social, un appel à une justice plus fondée sur la bonté et l’humanité que sur les distinctions de classe. Elle pose la question de ce qui définit réellement un être humain de valeur, une interrogation qui dépasse le cadre de la pièce pour s'attaquer aux inégalités sociales de l'époque.
III. Le pardon et la réconciliation finale
Malgré son discours acerbe, Cléanthis accorde son pardon à Euphrosine, acceptant de tourner la page et d'oublier les injustices du passé. La scène se clôt sur un geste de réconciliation émouvant entre les deux femmes : "Viens que je t'embrasse, ma chère Cléanthis". Ce geste symbolise non seulement le pardon personnel, mais aussi l'idée de rétablir un ordre plus juste, où la réconciliation est possible même après de grandes souffrances. Le pardon devient alors un acte libérateur, tant pour celui qui pardonne que pour celui qui est pardonné. Le fait que Cléanthis offre son pardon tout en maintenant ses critiques révèle la complexité de la situation : la réconciliation est possible, mais elle doit être accompagnée d’une remise en question profonde de l'ordre ancien.
Le geste d’Arlequin, qui invite Cléanthis à se mettre à genoux pour "être encore meilleure qu’elle", accentue l’idée que la réconciliation n’est pas seulement une question de gestes, mais également une question de conscience et de transformation intérieure. Ce geste montre que le pardon doit être mérité, qu'il n'est pas simplement un acte de bienveillance, mais aussi une reconnaissance de l’évolution personnelle.
La scène X de L'île des Esclaves est un moment de catharsis pour les personnages, qui se réconcilient après une période de tensions et de conflits. Si la scène est marquée par des repentirs sincères, elle est surtout une réflexion sur les inégalités sociales et la nature du véritable mérite. À travers la tirade de Cléanthis, Marivaux critique vigoureusement l’hypocrisie des rapports sociaux basés sur le statut et la richesse. Le pardon et la réconciliation deviennent ainsi des actes qui ne sont pas seulement personnels, mais qui touchent à des questions de justice sociale, de valeur humaine et de transformation morale.
Cléanthis arrive avec Euphrosine qui pleure. Arlequin explique qu’il a échangé son habit avec Iphicrate, signe qu’il change et veut devenir une meilleure personne. Il demande pardon pour ses erreurs.
Cléanthis reproche aux anciens maîtres d’avoir été orgueilleux et de ne pas avoir de vraie valeur morale, juste de l’argent et des titres. Elle dit que ce qui compte vraiment, c’est d’avoir un bon cœur, de la vertu et de la raison, et que maintenant ce sont les anciens esclaves qui donnent le bon exemple.
Arlequin invite Euphrosine à pardonner, ce qu’elle fait en pleurant, reconnaissant qu’elle a mal agi. Elle demande pardon à Cléanthis.
Cléanthis accepte de pardonner, mais prévient qu’elle ne se laissera plus faire. Euphrosine, touchée, promet de bien se comporter si elles retournent toutes à Athènes.