RICA A IBBEN
A Smyrne.
Le pape est le chef des chrétiens. C'est une vielle idole qu'on encense par habitude. Il était autrefois redoutable aux princes mêmes, car il les déposait aussi facilement que nos magnifiques sultans déposent les rois d'Irimette et de Géorgie. Mais on ne le craint plus. Il se dit successeur d'un des premiers chrétiens, qu'on appelle saint Pierre: et c'est certainement une riche succession, car il a des trésors immenses et un grand pays sous sa domination.
Les évêques sont des gens de loi qui lui sont subordonnés, et ont sous son autorité deux fonctions bien différentes. Quand ils sont assemblés, ils font, comme lui, des articles de foi ; quand ils sont en particulier, ils n'ont guère d'autre fonction que de dispenser d'accomplir la loi. Car tu sauras que la religion chrétienne est chargée d'une infinité de pratiques très difficiles ; et, comme on a jugé qu'il est moins aisé de remplir ses devoirs que d'avoir des évêques qui en dispensent, on a pris ce dernier parti pour l'utilité publique : ainsi, si on ne veut pas faire de rahmazan, si on ne veut pas s'assujettir aux formalités des mariages, si on veut rompre ses voeux, si on veut se marier contre les défenses de la loi, quelquefois même si on veut revenir contre son serment, on va à l'évêque ou au pape, qui donne aussitôt la dispense.
Les évêques ne font pas des articles de foi de leur propre mouvement. Il y a un nombre infini de docteurs, la plupart dervis, qui soulèvent entre eux mille questions nouvelles sur la religion: on les laisse disputer longtemps, et la guerre dure jusqu'à ce qu'une décision vienne la terminer.
Aussi puis-je t'assurer qu'il n'y a jamais eu de royaume où il y ait eu tant de guerres civiles que dans celui du Christ.
Ceux qui mettent au jour quelque proposition nouvelle sont d'abord appelés hérétiques. Chaque hérésie a son nom, qui est, pour ceux qui y sont engagés, comme le mot de ralliement. Mais n'est hérétique qui ne veut: il n'y a qu'à partager le différend par la moitié, et donner une distinction à ceux qui accusent d'hérésie ; et, quelle que soit la distinction, intelligible ou non, elle rend un homme blanc comme de la neige, et il peut se faire appeler orthodoxe.
Ce que je te dis est bon pour la France et l'Allemagne : car j'ai ouï dire qu'en Espagne et en Portugal il y a de certains dervis qui n'entendent point raillerie, et qui font brûler un homme comme de la paille. Quand on tombe entre les mains de ces gens-là, heureux celui qui a toujours prié Dieu avec de petits grains de bois à la main, qui a porté sur lui deux morceaux de drap attachés à deux rubans, et qui a été quelquefois dans une province qu'on appelle la Galice ! Sans cela un pauvre diable est bien embarrassé. Quand il jurerait comme un païen qu'il est orthodoxe, on pourrait bien ne pas demeurer d'accord des qualités, et le brûler comme hérétique: il aurait beau donner sa distinction ; point de distinction ; il serait en cendres avant que l'on eût seulement pensé à l'écouter.
Les autres juges présument qu'un accusé est innocent : ceux-ci le présument toujours coupable. Dans le doute, ils tiennent pour règle de se déterminer du côté de la rigueur: apparemment parce qu'ils croient les hommes mauvais ; mais, d'un autre côté, ils en ont si bonne opinion, qu'ils ne les jugent jamais capables de mentir ; car ils reçoivent le témoignage des ennemis capitaux, des femmes de mauvaise vie, de ceux qui exercent une profession infâme. Ils font dans leur sentence un petit compliment à ceux qui sont revêtus d'une chemise de soufre, et leur disent qu'ils sont bien fâchés de les voir si mal habillés, qu'ils sont doux et qu'ils abhorrent le sang, et sont au désespoir de les avoir condamnés ; mais, pour se consoler, ils confisquent tous les biens de ces malheureux à leur profit.
Heureuse la terre qui est habitée par les enfants des prophètes ! Ces tristes spectacles y sont inconnus. La sainte religion que les anges y ont apportée se défend par sa vérité même ; elle n'a point besoin de ces moyens violents pour se maintenir.
A Paris, le 4 de la lune de Chalval, 1712.
Commentaire composé de l'extrait des Lettres persanes de Montesquieu (Rica à Ibben)
Dans cette lettre, Rica continue de faire une critique acerbe de la religion chrétienne et de la société européenne, en particulier en ce qui concerne le rôle de l’Église, les conflits religieux, et les pratiques judiciaires en France et dans les pays voisins. À travers ce texte, Montesquieu se livre à une satire des institutions religieuses et de leur influence, tout en opposant ces pratiques européennes à celles des sociétés orientales, que Rica idéalise.
Rica commence par une réflexion sur le pape, qu’il décrit comme une « vieille idole » vénérée par habitude. Le pape, autrefois redouté des rois, est désormais perçu comme une figure déclinante, dont l’autorité n’a plus la même puissance. Montesquieu utilise ici une figure emblématique du pouvoir religieux pour critiquer le déclin de l’influence spirituelle et politique de l’Église. Le pape, selon Rica, est un souverain qui gouverne non par la foi pure, mais par l’accumulation de richesses matérielles et la manipulation de ses sujets.
Cette dévaluation du pape sert à critiquer l’hypocrisie des institutions religieuses et la manière dont elles se sont éloignées de leur mission spirituelle originelle, devenant au fil du temps des instruments de contrôle social et de pouvoir temporel.
Rica poursuit en décrivant les évêques, qui, selon lui, remplissent deux fonctions contradictoires : d’une part, ils édictent des articles de foi, et d’autre part, ils dispensent leurs ouailles de suivre ces mêmes lois. Montesquieu dénonce ici la contradiction inhérente à l’Église chrétienne, où les pratiques religieuses sont si contraignantes qu’on préfère donner une « dispense » aux croyants, plutôt que de leur demander de les suivre scrupuleusement.
L’idée de dispensations est utilisée par Montesquieu pour illustrer la flexibilité et la relativité des principes religieux dans le christianisme. L’Église, au lieu de guider ses fidèles vers une vie vertueuse et pieuse, semble plus intéressée à maintenir son pouvoir en permettant à chacun de contourner les lois religieuses au besoin. Cette critique souligne le manque de cohérence dans l’application des principes religieux et l’opportunisme des autorités religieuses.
Un autre point important de cette lettre est la critique des guerres civiles qui déchirent les chrétiens. Rica évoque la prolifération des hérésies, qui font l’objet de conflits théologiques incessants entre les différents groupes chrétiens. Les dissidents sont rapidement qualifiés d’hérétiques et persécutés, une situation qui génère une confusion totale et une division au sein de la société chrétienne. Montesquieu utilise ce passage pour critiquer l’intolérance religieuse et l’incohérence doctrinale qui règnent dans l’Église chrétienne, mettant en lumière l’absurdité des affrontements théologiques qui ne sont que des prétextes pour des luttes de pouvoir.
Rica souligne également l’ironie de la situation en France et en Allemagne, où l’hérésie est une accusation qui peut concerner n’importe qui. La mention des dervis d’Espagne et du Portugal qui brûlent les hérétiques vivants renforce la critique de l’intolérance religieuse en Europe, tout en faisant un parallèle avec la répression violente observée dans certains régimes orientaux, comme dans l’Empire ottoman.
Rica critique également le système judiciaire européen, en particulier le traitement réservé aux accusés d’hérésie. Contrairement à d’autres systèmes judiciaires, où l’on présume de l’innocence des accusés, le système inquisitorial semble partir du principe que l’accusé est toujours coupable, ce qui mène à une condamnation rapide et injuste. Montesquieu critique ici l’injustice systématique et l’inflexibilité des institutions religieuses et judiciaires, qui, sous couvert de maintenir l’ordre, se livrent à des actes d’une cruauté aveugle.
L’ironie de cette situation est que, même lorsque l’accusé se déclare orthodoxe et tente de se défendre, il ne peut rien contre le pouvoir de l’Église et du clergé, qui peuvent facilement le détruire, au nom de la pureté de la foi. Cette critique des pratiques judiciaires est une dénonciation des excès et de l’injustice institutionnalisée dans les sociétés européennes de l’époque.
À la fin de la lettre, Rica se tourne vers l’orient, affirmant que dans les pays où la religion est "défendue par sa vérité même", ces sortes de persécutions et de violences sont inconnues. Montesquieu fait ici une comparaison implicite entre la tolérance relative et l’harmonie supposées de l’Islam et les violences et contradictions du christianisme européen. Rica suggère que la religion dans les sociétés orientales est moins soumise à l’instrumentalisation du pouvoir, et plus ancrée dans une vérité spirituelle simple et évidente.
Ce contraste sert de critique finale des sociétés européennes et de leur obsession pour la guerre, le contrôle et la manipulation religieuse. Montesquieu semble suggérer que la vérité religieuse devrait être vécue dans la simplicité et la tolérance, plutôt que d’être un outil de domination et de division.
Cet extrait des Lettres persanes présente une critique virulente des institutions religieuses européennes, en particulier du rôle du pape, des évêques, et des pratiques inquisitoriales. Montesquieu dénonce l’intolérance, l’hypocrisie et la manipulation qui sous-tendent les systèmes religieux et judiciaires de l’époque. À travers la voix de Rica, il interroge la vérité de la foi chrétienne et la manière dont elle est dévoyée par les puissances politiques et religieuses. Par cette satire, Montesquieu invite à une réflexion sur la religion, le pouvoir et la justice dans la société européenne, tout en valorisant une vision plus sereine et tolérante des religions orientales.