Les Caractères, La Bruyère (1688-1696)
« De la Cour »
L'on parle d'une région où les vieillards sont galants, polis et civils ; les jeunes gens au contraire, durs, féroces, sans mœurs ni politesse : ils se trouvent affranchis de la passion des femmes dans un âge où l'on commence ailleurs à la sentir ; ils leur préfèrent des repas, des viandes, et des amours ridicules. Celui-là chez eux est sobre et modéré, qui ne s'enivre que de vin : l'usage trop fréquent qu'ils en ont fait le leur a rendu insipide ; ils cherchent à réveiller leur goût déjà éteint par des eaux-de-vie, et par toutes les liqueurs les plus violentes ; il ne manque à leur débauche que de boire de l'eau-forte. Les femmes du pays précipitent le déclin de leur beauté par des artifices qu'elles croient servir à les rendre belles : leur coutume est de peindre leurs lèvres, leurs joues, leurs sourcils et leurs épaules, qu'elles étalent avec leur gorge, leurs bras et leurs oreilles, comme si elles craignaient de cacher l'endroit par où elles pourraient plaire, ou de ne pas se montrer assez. Ceux qui habitent cette contrée ont une physionomie qui n'est pas nette, mais confuse, embarrassée dans une épaisseur de cheveux étrangers, qu'ils préfèrent aux naturels et dont ils font un long tissu pour couvrir leur tête : il descend à la moitié du corps, change les traits, et empêche qu'on ne connaisse les hommes à leur visage. Ces peuples d'ailleurs ont leur Dieu et leur roi : les grands de la nation s'assemblent tous les jours, à une certaine heure, dans un temple qu'ils nomment église ; il y a au fond de ce temple un autel consacré à leur Dieu, où un prêtre célèbre des mystères qu'ils appellent saints, sacrés et redoutables ; les grands forment un vaste cercle au pied de cet autel, et paraissent debout, le dos tourné directement au prêtre et aux saints mystères, et les faces élevées vers leur roi, que l'on voit à genoux sur une tribune, et à qui ils semblent avoir tout l'esprit et tout le cœur appliqués. On ne laisse pas de voir dans cet usage une espèce de subordination ; car ce peuple paraît adorer le prince, et le prince adorer Dieu. Les gens du pays le nomment ; il est à quelque quarante-huit degrés d'élévation du pôle, et à plus d'onze cents lieues de mer des Iroquois et des Hurons.
Dans cet extrait du chapitre « De la Cour » des Caractères, La Bruyère fait preuve d’une satire mordante pour critiquer les mœurs et les pratiques de la cour de Louis XIV. En adoptant un regard distant et presque ethnographique, il dresse un tableau déformé, mais révélateur, de cette société. Ce texte se distingue par la force de son ironie et la richesse de son analyse des comportements humains. Nous examinerons tout d’abord la peinture caricaturale des courtisans, puis la critique des normes sociales et enfin la dimension politique et religieuse sous-jacente.
I. Une caricature des courtisans : excès et artifices
La Bruyère décrit les courtisans à travers des traits volontairement exagérés, qui soulignent leur dépravation et leur superficialité. Les jeunes gens, dépeints comme « durs » et « féroces », sont l’opposé des qualités associées à leur âge : la fougue amoureuse et la vivacité intellectuelle. Leur préférence pour les plaisirs matériels, tels que « des repas, des viandes » et des boissons fortes, illustre leur absence de raffinement et leur inclination à la débauche. L’hyperbole atteint son paroxysme avec l’évocation de l’« eau-forte », suggérant une soif insatiable de sensations extrêmes.
Les femmes ne sont pas épargnées : leur obsession pour les artifices les conduit à dégrader leur beauté naturelle. Le verbe « précipitent » accentue leur responsabilité dans leur propre déclin, tandis que la description des maquillages et des tenues dévoile une quête désespérée de plaire. Cette critique rejoint l’idée classique que l’artifice est une forme de mensonge qui trahit la nature.
II. Une critique implicite des normes sociales
À travers cette description caricaturale, La Bruyère interroge les valeurs de la cour, qu’il présente comme inversées ou absurdes. Les personnages, prisonniers d’un conformisme extrême, perdent leur individualité. Les hommes dissimulent leur visage sous des « cheveux étrangers », symbole de leur incapacité à se présenter tels qu’ils sont réellement. Ce déguisement traduit une perte d’authenticité, reflet d’une société où les apparences priment sur la sincérité.
L’ironie se manifeste également dans l’idée que la politesse et la galanterie sont les attributs des vieillards, alors que les jeunes devraient incarner ces qualités. Ce renversement des rôles souligne l’anomalie d’un monde où la spontanéité est étouffée par des codes rigides et des comportements dénaturés.
III. Une réflexion politique et religieuse
La description de l’église et du culte souligne la hiérarchie et la théâtralité de la cour. Les grands se tiennent debout, « le dos tourné au prêtre » et leurs regards dirigés vers le roi, dans une posture ambiguë où l’adoration divine semble céder le pas à l’admiration du souverain. Ce jeu d’apparences, où la subordination au roi est mise en avant, reflète la centralisation du pouvoir sous Louis XIV et la sacralisation de sa personne.
La Bruyère adopte ici une posture critique vis-à-vis de la monarchie absolue. Si les courtisans paraissent adorer Dieu, c’est en réalité le roi qui capte leur esprit et leur cœur. Ce constat dévoile une société hiérarchisée, où la foi religieuse est instrumentalisée pour servir le pouvoir politique. L’ironie finale, qui place cette cour dans un lieu fictif à « quarante-huit degrés d’élévation du pôle », met en évidence l’absurdité de ces comportements, tout en soulignant leur spécificité française.
Conclusion
Dans cet extrait, La Bruyère mêle satire sociale et réflexion politique pour offrir un portrait sans concession de la cour de Louis XIV. En exagérant les traits et les comportements des courtisans, il dévoile l’artificialité et l’aveuglement d’une élite plus préoccupée par les apparences que par les valeurs profondes. Ce texte, tout en divertissant par son ironie et sa verve, invite à une méditation sur les rapports entre pouvoir, foi et individualité, qui reste d’une grande modernité.