Mon verre est plein d'un vin trembleur comme une flamme
Écoutez la chanson lente d'un batelier
Qui raconte avoir vu sous la lune sept femmes
Tordre leurs cheveux verts et longs jusqu'à leurs pieds
Debout chantez plus haut en dansant une ronde
Que je n'entende plus le chant du batelier
Et mettez près de moi toutes les filles blondes
Au regard immobile aux nattes repliées
Le Rhin le Rhin est ivre où les vignes se mirent
Tout l'or des nuits tombe en tremblant s'y refléter
La voix chante toujours à en râle-mourir
Ces fées aux cheveux verts qui incantent l'été
Mon verre s'est brisé comme un éclat de rire
Guillaume Apollinaire (1880 - 1918), Alcools
Le poème Nuit rhénane fait partie du recueil Alcools de Guillaume Apollinaire, publié en 1913. Il s'inscrit dans la période où le poète vit sur les bords du Rhin, un endroit propice à la rêverie et aux légendes. La nuit y devient un espace de transition entre la réalité et la fable, où se mêlent mystère, ivresse et poésie. Ce poème est une illustration de la quête apollinarienne de briser les conventions poétiques et de fusionner le quotidien avec le surnaturel, la sensualité avec l'intellectualisme. Le vers cassé, l'absence de rythme classique, et l'évocation d'un monde onirique rendent ce poème aussi perturbant qu'envoûtant, un jeu avec la forme qui interroge la poésie elle-même.
Nuit rhénane s'ouvre par une image saisissante de l'ivresse, à la fois poétique et physique. Le verre, rempli d’un vin tremblant "comme une flamme", est une métaphore de la fragilité et de la sensualité du moment, où l’alcool, tout comme le poème, est une transgression du quotidien. Le vin tremble, tout comme le poète peut être saisi par la beauté de l’instant. L’élément liquide, le vin, devient ici un catalyseur de l’imaginaire, un moyen de rendre le rêve plus tangible. La vision du batelier, chantant sous la lune, introduit l’idée d’un récit presque mythologique, d’un monde à la frontière du réel et du fantastique. Les "sept femmes" qu'il évoque, tordant leurs cheveux verts jusqu’à leurs pieds, sont des figures mystérieuses, des êtres surnaturels qui semblent régner sur la nuit et le Rhin, et qui ouvrent le poème à un imaginaire fantastique.
Le poème se transforme en un appel vibrant à la danse et à l’extase. Le poète, submergé par cette vision, invite les autres à chanter plus fort, à danser en ronde, à le rejoindre dans cette ivresse collective. La danse, dans ce contexte, est un moyen d’échapper à la réalité et de se perdre dans une sorte de transe collective. L’ajout des "filles blondes" et de leurs regards immobiles amplifie la tension entre le mouvement et l’immobilité, entre la fête et la contemplation. Ces figures figées, au regard intensément fixé, apparaissent presque comme des spectres ou des symboles de la beauté éternelle, inaccessibles, mais omniprésentes dans cette danse.
L’image du Rhin, "ivré où les vignes se mirent", plonge le poème dans un univers où la nature elle-même semble être sous l'emprise de l'ivresse. Le Rhin, fleuve mythique, est ici une métaphore du monde intérieur du poète, un reflet des passions humaines qui se mêlent à l'élément naturel. L’or des nuits, tombant en tremblant dans les eaux du fleuve, représente l’éclat de la beauté fugace et de l'extase, une lumière fragile et éphémère. Les "fées aux cheveux verts" renforcent l’aspect fantastique du poème, un monde magique où la nature et l’esprit s’entrelacent, où la chanson devient incantation, et où le rêve prend forme sous la lune.
Le poème se termine sur une rupture frappante, avec l’image du verre brisé "comme un éclat de rire". Ce vers final peut être vu comme un symbole de la fin de l’extase, de l’ivresse et de la danse. Le rire, à la fois joyeux et dérisoire, brise l’illusion de la perfection de la nuit. Cette rupture souligne aussi le caractère éphémère de la fête, de l’émotion et de la poésie elle-même. L’élément du verre brisé symbolise la fragilité du moment vécu, le caractère fragile de l’art, du plaisir et du rêve.
Nuit rhénane est un poème où Apollinaire joue avec les limites de la poésie, de la réalité et du fantastique. À travers une écriture fragmentée, le poème mélange l'ivresse du vin et de la danse avec un imaginaire mythologique. Le Rhin, la nuit et les figures féminines deviennent des symboles d’un monde poétique où l'extase et la beauté, tout comme le poème lui-même, sont à la fois intenses et éphémères. La dernière rupture, symbolisée par le verre brisé, montre que l’art et la poésie, tout comme l’amour et l’extase, sont marqués par une fin, mais que cette fin est elle-même une part intégrante de l’expérience poétique. Ce poème illustre l’idée que la poésie est avant tout un espace d’évasion et de liberté, mais aussi un terrain de réflexion sur la fragilité de la beauté et du temps.