Un octogénaire plantait.
Passe encor de bâtir ; mais planter à cet âge !
Disaient trois jouvenceaux, enfants du voisinage ;
Assurément il radotait.
Car, au nom des Dieux, je vous prie,
Quel fruit de ce labeur pouvez-vous recueillir ?
Autant qu'un Patriarche il vous faudrait vieillir.
A quoi bon charger votre vie
Des soins d'un avenir qui n'est pas fait pour vous ?
Ne songez désormais qu'à vos erreurs passées :
Quittez le long espoir et les vastes pensées ;
Tout cela ne convient qu'à nous.
- Il ne convient pas à vous-mêmes,
Repartit le Vieillard. Tout établissement
Vient tard et dure peu. La main des Parques blêmes
De vos jours et des miens se joue également.
Nos termes sont pareils par leur courte durée.
Qui de nous des clartés de la voûte azurée
Doit jouir le dernier ? Est-il aucun moment
Qui vous puisse assurer d'un second seulement ?
Mes arrière-neveux me devront cet ombrage :
Eh bien défendez-vous au Sage
De se donner des soins pour le plaisir d'autrui ?
Cela même est un fruit que je goûte aujourd'hui :
J'en puis jouir demain, et quelques jours encore ;
Je puis enfin compter l'Aurore
Plus d'une fois sur vos tombeaux.
Le Vieillard eut raison ; l'un des trois jouvenceaux
Se noya dès le port allant à l'Amérique ;
L'autre, afin de monter aux grandes dignités,
Dans les emplois de Mars servant la République,
Par un coup imprévu vit ses jours emportés.
Le troisième tomba d'un arbre
Que lui-même il voulut enter ;
Et pleurés du Vieillard, il grava sur leur marbre
Ce que je viens de raconter.
Jean de la Fontaine - Les Fables
Dans cette fable, Jean de La Fontaine met en scène un vieillard qui, à un âge avancé, continue de planter des arbres, tandis que trois jeunes hommes, représentatifs de la jeunesse insouciante et éphémère, lui reprochent de ne pas profiter de ses derniers jours. À travers cette histoire, La Fontaine aborde les thèmes de la sagesse, de la vision à long terme et de l’incertitude du destin. La fable oppose l’optimisme juvénile, aveuglé par la perspective d’une vie qui semble encore infinie, à la sagesse du vieillard, qui sait que l’avenir est incertain et que la recherche de l’utilité pour autrui est un bienfait qui dépasse la simple jouissance personnelle.
Les trois jeunes hommes représentent la jeunesse impétueuse, centrée sur le présent et indifférente à l’avenir. Ils jugent le vieillard pour son travail de plantation, considérant que ce dernier est inutile à son âge avancé. Ils lui reprochent de "radoter" et l’accusent de s'attacher à des projets qui ne porteront pas de fruits avant sa mort : "Quel fruit de ce labeur pouvez-vous recueillir ?" Ils illustrent ainsi l’idée que, selon eux, il est inutile de penser à l’avenir lorsqu’on est proche de la fin de sa vie.
Leur critique repose sur une vision étroite et égocentrique du temps, où l’action immédiate semble plus importante que la contemplation à long terme. En prenant la mort comme une certitude imminente, ils rejettent la possibilité que l’on puisse travailler pour le bien des générations futures. Ce rejet de l’effort long et des projets au-delà de leur propre vie reflète leur jeune naïveté et leur manque de perspective.
Le vieillard, quant à lui, incarne la sagesse et la compréhension de la nature éphémère de la vie. En réponse aux jeunes hommes, il leur explique que "tout établissement vient tard et dure peu", une réflexion sur la fragilité de la vie humaine, que ce soit dans la jeunesse ou la vieillesse. Il souligne que, tout comme eux, il pourrait décider de vivre dans le présent et d’ignorer les préoccupations pour l’avenir, mais il choisit de semer des arbres qui profiteront à ses descendants, affirmant que la durée de la vie ne garantit rien et que personne ne sait qui de lui ou des jeunes hommes jouira de la vie plus longtemps.
La Fontaine propose ici une réflexion sur le fait que l’avenir n’appartient à personne et que le présent, bien qu’il semble plus tangible et certain pour les jeunes, est tout aussi fragile pour les vieillards. Le vieillard choisit de prendre soin de l’avenir des autres, de ses "arrière-neveux", et il peut déjà goûter les fruits de son travail, ce qui lui apporte une satisfaction qu’il préfère à la recherche de plaisir immédiat. "J'en puis jouir demain, et quelques jours encore", dit-il, illustrant ainsi que le véritable plaisir réside dans l’accomplissement d’actes qui ont une portée au-delà de sa propre existence.
La Fontaine, à travers cette fable, met en lumière l’imprévisibilité du destin et les conséquences tragiques des choix impulsifs et insouciants. Les jeunes hommes, sûrs de leur jeunesse et de leur avenir, se moquent du vieillard, mais l’ironie du sort les frappe un à un. Le premier jeune homme meurt en mer, le second est tué dans un accident de guerre, et le troisième trouve la mort de manière absurde en tombant d’un arbre qu’il avait planté lui-même.
Le destin, incertain et souvent cruel, montre ici que la jeunesse n’est pas une garantie de longévité et que ceux qui se concentrent uniquement sur leur propre jouissance du moment peuvent se retrouver frappés par la fatalité. La Fontaine propose une morale sur la fragilité de la vie humaine et l’importance de vivre de manière responsable, en pensant aux générations futures. Le vieillard, qui se préoccupe de l’avenir des autres, semble avoir agi avec clairvoyance, en créant quelque chose qui perdurera bien au-delà de sa propre existence.
Le Vieillard et les trois jeunes Hommes est une fable qui invite à réfléchir sur l’usage du temps et sur la façon de se préparer pour l’avenir, tout en prenant conscience de la fragilité de la vie. À travers le contraste entre les jeunes insouciants et le vieillard sage, La Fontaine critique l’illusion de l’éternité de la jeunesse et valorise la sagesse de celui qui se soucie de l’avenir, même au crépuscule de sa vie. La fable souligne aussi la vanité des projets à court terme, et la nécessité de penser au-delà de soi-même pour léguer quelque chose de durable aux générations futures.