Introduction
Dans le passage extrait de Derrière l’épaule, Françoise Sagan se livre à une réflexion intime sur sa vie, son œuvre et sa relation à la mémoire. Ce texte se situe au cœur de son autobiographie publiée en 1998, dans laquelle elle revisite ses romans et leur lien avec sa propre existence. Elle y aborde son refus de l’autobiographie conventionnelle, sa relation distanciée à son œuvre et à la lecture de ses livres, ainsi que sa conscience de la finitude de la vie. À travers ce texte, Sagan interroge la place de l’écrivain face à son œuvre, sa mémoire défaillante et le passage du temps. Ainsi, une question centrale se pose : comment l’auteur utilise-t-elle la lecture de ses romans pour redéfinir son rapport à la vie et à la mort ? Nous analyserons ce texte à travers trois axes : la mémoire et la chronologie, le rejet de la relecture et l'auto-dédain, et enfin le rapport à la finitude et à l'urgence du temps.
I. La mémoire défaillante et la chronologie de l'œuvre
Dans ce passage, Sagan introduit dès le début son rapport complexe à la mémoire, un thème récurrent dans son autobiographie. Elle commence par affirmer qu’elle n’a jamais eu l’intention d’écrire l’histoire de sa vie, car sa mémoire est "complètement défaillante". Cette défaillance, plutôt que de signifier une tragédie personnelle, semble indiquer une forme de distanciation et de légèreté. Elle reconnaît un manque de souvenirs, comme un "vide" de cinq ans ici et là, mais cette absence n’est pas dramatique. Au contraire, elle l'assume et refuse que cela soit perçu comme une forme de mystère ou de secret. Cette ouverture sur une mémoire défaillante conduit Sagan à se tourner vers un autre moyen de structurer sa biographie : ses romans.
Les romans, selon l'auteur, deviennent les seuls "jalons" de sa vie, les repères qui marquent les grandes étapes de son existence. En faisant référence aux dates de publication de ses livres comme les « bornes vérifiables » de sa chronologie, elle affirme que ses œuvres sont devenues des substituts à une biographie traditionnelle. Chaque roman devient ainsi un reflet de son parcours, un document de son vécu et une manière de reconstituer son histoire à travers son art. L'œuvre prend donc une dimension essentielle dans la construction de son identité et se substitue à la réalité de la mémoire.
II. Le rejet de la relecture et l'auto-dédain
Le deuxième axe d’analyse concerne le rejet de la relecture, un aspect important du texte. Sagan confie qu’elle n’a jamais relu ses livres. Ce rejet n’est pas motivé par un manque d’estime pour ses œuvres, mais plutôt par un sentiment de "temps perdu". En effet, l’acte de relire un de ses romans serait pour elle un gaspillage de temps, dans la mesure où elle connaît déjà la fin de ses histoires. Cette position révèle une forme d'auto-dédain, une distance qu’elle prend vis-à-vis de son propre travail. Plutôt que de revisiter des œuvres déjà connues, elle préfère se tourner vers de nouvelles lectures, des "inconnus" qui attendent d'être découverts. Ce geste, teinté de mélancolie, témoigne de son besoin d'aller de l'avant plutôt que de se laisser enfermer dans le passé.
Cet auto-dédain, bien que révélateur d’un certain désenchantement ou de désintérêt pour son œuvre passée, n’empêche pas Sagan de reconnaître la valeur de ses romans, mais elle les envisage uniquement dans le cadre de leur écriture et de l’époque où ils ont été créés. Il y a ici une forme de désengagement affectif par rapport à son œuvre, une manière de ne pas s’y attacher de manière nostalgique ou sentimentaliste, mais plutôt de les voir comme des étapes dans un cheminement plus vaste.
III. Le rapport à la finitude et l'urgence du temps
Le troisième axe d’analyse aborde la conscience de la finitude et la manière dont cette conscience influe sur sa vision du temps et de l’écriture. Dans ce passage, Sagan évoque avec une grande lucidité l’idée qu’elle ne disposera pas de suffisamment de temps pour lire tous les livres qu’elle souhaiterait découvrir avant sa mort. Cette réflexion sur la finitude du temps se double d’une urgence : il est vital pour elle de consacrer son énergie à l’exploration de nouveaux horizons, plutôt qu’à revisiter son propre passé. Elle préfère lire des livres inconnus, des récits qui l’attendent, plutôt que de se replonger dans ses propres œuvres, qu’elle connaît déjà.
Cette idée rejoint une dimension plus universelle, celle de la conscience de la mort et de la manière dont elle pousse l’individu à réévaluer ses priorités. Dans ce texte, le temps devient une denrée précieuse et limitée, et Sagan semble vouloir se concentrer sur l’avenir et non sur le passé. Cette réflexion sur la fin de la vie traverse également l’ensemble de son œuvre, marquée par un mélange de mélancolie et de réalisme. En d’autres termes, il s'agit pour elle de ne pas "perdre" du temps à se replonger dans des souvenirs déjà vécus, mais de se tourner vers l’inconnu, l'avenir, ce qui reste à vivre et à découvrir.
Conclusion
Dans ce texte, Françoise Sagan aborde avec une grande lucidité et une forme d’humilité sa relation avec son œuvre et son passé. À travers l'évocation de sa mémoire défaillante, du rejet de la relecture et de sa prise de conscience de la finitude de sa vie, elle propose une réflexion profonde sur l’écriture, le temps et l’existence. L’autobiographie qu’elle nous livre dans Derrière l’épaule n’est donc pas un simple retour sur son passé, mais une exploration intime et critique de ce qui constitue sa vie et son œuvre. En préférant l'inconnu à l'archive personnelle, Sagan montre que l'écrivain, tout comme l'individu, doit se tourner vers l’avenir pour donner sens à sa vie et à son art, dans un ultime élan d'évasion et de découverte.