ACTE I
SCÈNE 6
SILVIA, DORANTE
SILVIA, à part.
Ils se donnent la comédie, n'importe, mettons tout à profit, ce garçon-ci n'est pas sot, et je ne plains pas la soubrette qui l'aura ; il va m'en conter, laissons-le dire pourvu qu'il m'instruise.
DORANTE, à part.
Cette fille-ci m'étonne, il n'y a point de femme au monde à qui sa physionomie ne fit honneur, lions connaissance avec elle... (Haut.) Puisque nous sommes dans le style amical et que nous avons abjuré les façons, dis-moi, Lisette, ta maîtresse te vaut-elle ? Elle est bien hardie d'oser avoir une femme de chambre comme toi.
SILVIA
Bourguignon, cette question-là m'annonce que suivant la coutume, tu arrives avec l'intention de me dire des douceurs, n'est-il pas vrai ?
DORANTE
Ma foi, je n'étais pas venu dans ce dessein-là, je te l'avoue ; tout valet que je suis, je n'ai jamais eu de grande liaison avec les soubrettes, je n'aime pas l'esprit domestique ; mais à ton égard c'est une autre affaire ; comment donc, tu me soumets, je suis presque timide, ma familiarité n'oserait s'apprivoiser avec toi, j'ai toujours envie d'ôter mon chapeau de dessus ma tête, et quand je te tutoie, il me semble que je jure ; enfin j'ai un penchant à te traiter avec des respects qui te feraient rire. Quelle espèce de suivante es-tu donc avec ton air de princesse ?
SILVIA
Tiens, tout ce que tu dis avoir senti en me voyant, est précisément l'histoire de tous les valets qui m'ont vue.
DORANTE
Ma foi, je ne serais pas surpris quand ce serait aussi l'histoire de tous les maîtres.
SILVIA
Le trait est joli assurément ; mais je te le répète encore, je ne suis pas faite aux cajoleries de ceux dont la garde-robe ressemble à la tienne.
DORANTE
C'est-à-dire que ma parure ne te plaît pas ?
SILVIA
Non, Bourguignon ; laissons là l'amour, et soyons bons amis.
DORANTE
Rien que cela : ton petit traité n'est composé que de deux clauses impossibles.
SILVIA, à part.
Quel homme pour un valet ! (Haut.) Il faut pourtant qu'il s'exécute ; on m'a prédit que je n'épouserai jamais qu'un homme de condition, et j'ai juré depuis de n'en écouter jamais d'autres.
DORANTE
Parbleu, cela est plaisant, ce que tu as juré pour homme, je l'ai juré pour femme moi, j'ai fait serment de n'aimer sérieusement qu'une fille de condition.
SILVIA
Ne t'écarte donc pas de ton projet.
DORANTE
Je ne m'en écarte peut-être pas tant que nous le croyons, tu as l'air bien distingué, et l'on est quelquefois fille de condition sans le savoir.
SILVIA
Ah, ah, ah, je te remercierais de ton éloge si ma mère n'en faisait pas les frais.
DORANTE
Eh bien venge-t'en sur la mienne si tu me trouves assez bonne mine pour cela.
SILVIA, à part.
Il le mériterait. (Haut.) Mais ce n'est pas là de quoi il est question ; trêve de badinage, c'est un homme de condition qui m'est prédit pour époux, et je n'en rabattrai rien.
DORANTE
Parbleu, si j'étais tel, la prédiction me menacerait, j'aurais peur de la vérifier ; je n'ai point de foi à l'astrologie, mais j'en ai beaucoup à ton visage.
SILVIA, à part.
Il ne tarit point... Haut. Finiras-tu, que t'importe la prédiction puisqu'elle t'exclut ?
DORANTE
Elle n'a pas prédit que je ne t'aimerais point.
SILVIA
Non, mais elle a dit que tu n'y gagnerais rien, et moi je te le confirme.
DORANTE
Tu fais fort bien, Lisette, cette fierté-là te va à merveille, et quoiqu'elle me fasse mon procès, je suis pourtant bien aise de te la voir ; je te l'ai souhaitée d'abord que je l'ai vue, il te fallait encore cette grâce-là, et je me console d'y perdre, parce que tu y gagnes.
SILVIA, à part.
Mais en vérité, voilà un garçon qui me surprend malgré que j'en aie... (Haut.) Dis-moi, qui es-tu toi qui me parles ainsi ?
DORANTE
Le fils d'honnêtes gens qui n'étaient pas riches.
SILVIA
Va : je te souhaite de bon cœur une meilleure situation que la tienne, et je voudrais pouvoir y contribuer, la fortune a tort avec toi.
DORANTE
Ma foi, l'amour a plus de tort qu'elle, j'aimerais mieux qu'il me fût permis de te demander ton cœur, que d'avoir tous les biens du monde.
SILVIA, à part.
Nous voilà grâce au ciel en conversation réglée. (Haut.) Bourguignon je ne saurais me fâcher des discours que tu me tiens ; mais je t'en prie, changeons d'entretien, venons à ton maître, tu peux te passer de me parler d'amour, je pense ?
DORANTE
Tu pourrais bien te passer de m'en faire sentir toi.
SILVIA
Ahi ! Je me fâcherai, tu m'impatientes, encore une fois laisse là ton amour.
DORANTE
Quitte donc ta figure.
SILVIA, à part.
À la fin, je crois qu'il m'amuse... (Haut.) Eh bien, Bourguignon, tu ne veux donc pas finir, faudra-t-il que je te quitte ? (A part.) Je devrais déjà l'avoir fait.
DORANTE
Attends, Lisette, je voulais moi-même te parler d'autre chose ; mais je ne sais plus ce que c'est.
SILVIA
J'avais de mon côté quelque chose à te dire ; mais tu m'as fait perdre mes idées aussi à moi.
DORANTE
Je me rappelle de t'avoir demandé si ta maîtresse te valait.
SILVIA
Tu reviens à ton chemin par un détour, adieu.
DORANTE
Eh non, te dis-je, Lisette, il ne s'agit ici que de mon maître.
SILVIA
Eh bien soit, je voulais te parler de lui aussi, et j'espère que tu voudras bien me dire confidemment ce qu'il est ; ton attachement pour lui m'en donne bonne opinion, il faut qu'il ait du mérite puisque tu le sers.
DORANTE
Tu me permettras peut-être bien de te remercier de ce que tu me dis là par exemple ?
SILVIA
Veux-tu bien ne prendre pas garde à l'imprudence que j'ai eue de le dire ?
DORANTE
Voilà encore de ces réponses qui m'emportent ; fais comme tu voudras, je n'y résiste point, et je suis bien malheureux de me trouver arrêté par tout ce qu'il y a de plus aimable au monde.
SILVIA
Et moi je voudrais bien savoir comment il se fait que j'ai la bonté de t'écouter, car assurément, cela est singulier !
DORANTE
Tu as raison, notre aventure est unique.
SILVIA, à part.
Malgré tout ce qu'il m'a dit, je ne suis point partie, je ne pars point, me voilà encore, et je réponds ! en vérité, cela passe la raillerie. (Haut.) Adieu.
DORANTE
Achevons donc ce que nous voulions dire.
SILVIA
Adieu, te dis-je, plus de quartiers ; quand ton maître sera venu, je tâcherai en faveur de ma maîtresse de le connaître par moi-même, s'il en vaut la peine ; en attendant, tu vois cet appartement, c'est le vôtre.
DORANTE
Tiens, voici mon maître.
Le Jeu de l'amour et du hasard de Marivaux, créé en 1730, est une comédie qui explore les jeux de l'amour, de la séduction et des déguisements. Dans cette pièce, Marivaux s'amuse des quiproquos engendrés par les déguisements et des rapports de pouvoir entre les classes sociales. L'extrait que nous analysons ici se déroule dans l'Acte I, Scène 6, où Sylvia, déguisée en soubrette, et Dorante, déguisé en valet, se rencontrent et s'engagent dans un dialogue à la fois comique et révélateur. À travers cette scène, Marivaux nous invite à réfléchir sur les apparences, les attentes sociales et les véritables sentiments des personnages. Nous allons donc analyser cette scène en trois parties : l’illusion des apparences, l’ironie des rôles sociaux et, enfin, l'éveil des sentiments sincères.
Dans cette scène, le déguisement est au cœur du comique de situation. Sylvia et Dorante croient se parler à travers leurs rôles respectifs : elle, en soubrette, et lui, en valet. Le déguisement crée un décalage entre ce que les personnages croient être et ce qu'ils sont réellement. Sylvia, en particulier, fait preuve d'une grande lucidité lorsqu’elle remarque : « Ils se donnent la comédie, n'importe, mettons tout à profit, ce garçon-ci n'est pas sot ». Cette réflexion de Sylvia souligne qu’elle est consciente de la scène qu’ils jouent tous les deux. Le verbe « donner » évoque l’idée d’un jeu théâtral, d’une performance, où l’un comme l’autre jouent un rôle, un personnage qui ne correspond pas à leur véritable nature. C’est ici que Marivaux utilise un des ressorts de la comédie classique : l’échange des rôles, où les personnages prennent des identités qui ne sont pas les leurs et se confrontent à une réalité qui échappe à la perception qu’ils en ont.
L’illusion des apparences est aussi soulignée par le dialogue entre les deux personnages. Dorante, sous son déguisement de valet, commence à s’étonner de l’attitude de Sylvia, qui, bien que prétendant être une simple soubrette, lui apparaît plus noble et plus raffinée : « Tu as l'air bien distingué, et l'on est quelquefois fille de condition sans le savoir ». Cette remarque de Dorante met en évidence le décalage entre l’apparence et la réalité, et la manière dont les rôles sociaux peuvent être trompeurs. Le jeu de déguisement met en lumière une vérité cachée : la condition sociale n’est pas toujours un indice fiable des véritables qualités d’un individu.
Marivaux utilise l’ironie pour dénoncer les conventions sociales et la rigidité des rôles imposés par la société. Dès le début de l’échange, Dorante fait référence à la distance sociale qui devrait exister entre un maître et un valet. Mais, très vite, cette distinction s'effondre grâce à l’intelligence et la répartie de Sylvia : « Je te le répète encore, je ne suis pas faite aux cajoleries de ceux dont la garde-robe ressemble à la tienne ». Par cette réplique, Sylvia affirme sa distinction et son indépendance vis-à-vis des conventions sociales. Elle refuse de se laisser séduire par les flatteries de Dorante sous prétexte de sa condition sociale.
La pièce, à travers ce jeu de rôles, critique subtilement les stéréotypes liés aux classes sociales. Dorante, sous son déguisement de valet, n’hésite pas à se livrer à des déclarations qui s’opposent à l’attitude normalement réservée pour un homme de son rang : « Ma foi, l'amour a plus de tort qu'elle, j'aimerais mieux qu'il me fût permis de te demander ton cœur, que d'avoir tous les biens du monde ». Cette phrase, où Dorante se montre vulnérable et sincère malgré sa condition, remet en question les hiérarchies sociales et les attentes sociales placées sur les individus en fonction de leur statut. Marivaux joue donc avec ces rôles pour critiquer l'absurdité des barrières sociales et pour faire ressortir l'humanité partagée entre les personnages, indépendamment de leur statut.
Bien que la scène soit marquée par un comique de situation, elle sert aussi de point de départ pour l’éveil des sentiments réels entre Dorante et Sylvia. L'ironie des échanges laisse progressivement place à des échanges plus personnels et plus sincères. Au début, Sylvia et Dorante restent dans un registre de jeu et de moquerie, mais peu à peu, leurs véritables émotions transparaissent. Dorante finit par avouer : « J'ai fait serment de n'aimer sérieusement qu'une fille de condition ». Cette confession, bien qu’amusante, marque un tournant dans la relation entre les deux personnages. Sylvia est intriguée par Dorante et par sa sincérité, malgré son déguisement : « Il ne tarit point... ».
Le moment où Sylvia dit « Malgré tout ce qu'il m'a dit, je ne suis point partie » montre qu’elle commence à éprouver une véritable attirance pour Dorante, malgré les rôles qu'ils jouent. Il est significatif que cette attirance naisse dans un contexte de faux-semblants, soulignant que l’amour, dans la pièce de Marivaux, ne se laisse pas facilement réduire aux apparences. C’est au cœur du jeu des rôles que Sylvia et Dorante découvrent la véritable nature de leurs sentiments, ce qui introduit l’idée que l'amour véritable, dans cette comédie, ne peut émerger que lorsque les personnages s’affranchissent des conventions et des faux-semblants.
À travers cet extrait du Jeu de l'amour et du hasard, Marivaux nous livre une réflexion subtile sur les apparences, les conventions sociales et la naissance des sentiments amoureux. En jouant avec les rôles et les déguisements, les personnages se confrontent à la vérité de leurs émotions, que les faux-semblants ne peuvent plus dissimuler. La scène est à la fois comique et profonde, dévoilant que, dans le jeu des apparences, les véritables sentiments peuvent émerger, souvent là où on les attend le moins. La pièce nous invite ainsi à réfléchir sur la manière dont l’amour, dans sa pureté, dépasse les rôles sociaux et les conventions imposées par la société.
Dans cette scène, Silvia, déguisée en Lisette (sa femme de chambre), parle avec Dorante, qui est lui-même déguisé en serviteur appelé Bourguignon.
Silvia pense tout bas qu’elle va apprendre beaucoup de choses de ce garçon intelligent, même si elle joue un rôle. Dorante, lui aussi, est surpris par Silvia : il trouve qu’elle a quelque chose de spécial. Ils commencent à parler comme des amis, sans faire semblant d’être des maîtres et des serviteurs.
Dorante demande à Silvia (qu’il croit être Lisette) si sa maîtresse est gentille avec elle. Silvia se moque un peu et lui répond en plaisantant, pensant qu’il va lui dire des mots doux, mais Dorante avoue qu’il n’est pas habitué à parler avec les servantes de façon amoureuse. Pourtant, il trouve Silvia très différente et la traite avec beaucoup de respect.
Silvia dit qu’elle n’est pas intéressée par quelqu’un qui a l’air simple comme lui. Dorante lui répond qu’il n’a pas besoin d’être riche ou bien habillé pour plaire. Ils parlent alors de l’idée qu’ils doivent épouser quelqu’un de leur rang social. Silvia a juré d’épouser seulement un homme de bonne condition, et Dorante a fait la même promesse pour une femme de qualité.
Ils plaisantent, chacun gardant son secret, et Dorante avoue qu’il aimerait bien demander le cœur de Silvia plutôt que d’avoir toute la richesse du monde.
Silvia, un peu amusée, veut changer de sujet pour parler de Dorante (qu’elle croit toujours être un serviteur) et demande à “Bourguignon” comment est son maître. Dorante répond gentiment qu’il est fier de servir son maître, et Silvia espère en savoir plus sur lui pour juger s’il mérite d’être aimé.
Malgré leur déguisement, leur conversation est naturelle et intéressante, et ils se sentent proches, même s’ils jouent toujours un jeu.
À la fin de la scène, Dorante annonce que son maître arrive, ce qui interrompt leur échange.