Je me suis souvent dit : « Je n'écrirai point les mémoires de ma vie; je ne veux point imiter ces hommes qui, conduits par la vanité et le plaisir qu'on trouve naturellement à parler de soi, révèlent au monde des secrets inutiles, des faiblesses qui ne sont pas les leurs et compromettent la paix des familles ». Après ces belles réflexions, me voilà écrivant les premières lignes de mes mémoires. Pour ne pas rougir à mes propres yeux, et pour me faire illusion, voici comment je pallie mon inconséquence.
D'abord, je n'entreprends ces mémoires qu'avec le dessein formel de ne disposer d'aucun nom que du mien propre dans tout ce qui concernera ma vie privée ; j'écris principalement pour rendre compte de moi à moi-même. Je n'ai jamais été heureux; je n'ai jamais atteint le bonheur que j'ai poursuivi avec une persévérance qui tient à l'ardeur naturelle de m'on âme. Personne ne sait quel était le bonheur que je cherchais ; personne n'a connu entièrement le fond de mon cœur. La plupart des sentiments y sont restés ensevelis, ou ne se sont montrés dans mes ouvrages que comme appliqués à des êtres imaginaires. Aujourd'hui que je regrette encore mes chimères sans les poursuivre, que parvenu au sommet de la vie je descends vers la tombe, je veux avant de mourir remonter vers mes belles années, expliquer mon inexplicable cœur, voir enfin ce que je pourrai dire lorsque ma plume, sans contrainte s'abandonnera à tous mes souvenirs. En rentrant au sein de ma famille qui n'est plus; en rappelant des illusions passées, des amitiés évanouies, j'oublierai le monde au milieu duquel je vis et auquel je suis si parfaitement étranger. Ce sera de plus un moyen agréable pour moi d'interrompre des études pénibles ; et quand je me sentirai las de tracer les tristes vérités de l'histoire des hommes, je me reposerai en écrivant l'histoire de mes songes.
Je considère ensuite que ma vie appartenant au public par un côté, je n'aurais pas échappé à tous ces faiseurs de mémoires, à tous ces biographes marchands qui couchent le soir sur le papier ce qu'ils ont entendu dire le matin dans les antichambres. J'ai eu des succès littéraires ; j'ai attaqué toutes les erreurs de mon temps ; j'ai démasqué les hommes, blessé une multitude d'intérêts, je dois donc bien avoir réuni contre moi la double phalange des ennemis littéraires et politiques ; ils ne manqueront de me peindre à leur manière. Et ne l'ont-ils pas déjà fait ? Dans un siècle où les plus grands crimes commis ont dû faire naître les haines les plus violentes, dans un siècle corrompu où les bourreaux ont un intérêt à noircir les victimes, où les plus grossières calomnies sont celles que l'on répand avec le plus de légèreté, tout homme qui a joué un rôle dans la société doit pour la défense de sa mémoire, laisser un monument par lequel on puisse le juger. Mais avec cette idée je vais me montrer meilleur que je ne suis ? J'en serai peut-être tenté : à présent je ne le crois pas; je suis résolu à dire toute la vérité. Comme j'entreprends d'ailleurs l'histoire de mes idées et de mes sentiments plutôt que l'histoire de ma vie, je n'aurai pas autant de raisons de mentir. Au reste si je me fais illusion sur moi, ce sera de bonne foi, et par cela même on verra encore la vérité au fond de mes préventions personnelles.
Chateaubriand
Commentaire composé : Préface des Mémoires d’Outre-Tombe de Chateaubriand
Introduction :
La préface des Mémoires d’Outre-Tombe, rédigée par Chateaubriand en 1809, constitue une réflexion introspective sur les motivations de l’auteur à écrire ses mémoires. Ce texte se situe dans le contexte de sa déception amoureuse envers Mme de Beaumont et présente une dimension à la fois autobiographique et argumentative. La préface oscille entre des réflexions lucides, un discours lyrique et une forme polémique, tout en abordant la question de la mémoire personnelle et de la vérité. Chateaubriand y dévoile ses motivations profondes à entreprendre une telle écriture, tout en soulignant la tension entre la vérité de son cœur et les exigences sociales et littéraires de son époque.
Le texte commence par un renoncement apparent, Chateaubriand se reprochant de vouloir écrire ses mémoires alors qu’il s’était juré de ne pas imiter ceux qui, par vanité, livrent des secrets personnels et des faiblesses inutiles. Ce début crée un paradoxe : l’auteur qui, dans un premier temps, rejette l'idée d’écrire sur lui-même, se retrouve cependant à commencer son ouvrage. Il justifie ce retournement par une argumentation interne, en s’efforçant de se convaincre que son entreprise reste différente de celle des autres auteurs de mémoires. L'ironie de cet argument réside dans le fait que, malgré ses réticences, Chateaubriand se lance tout de même dans l’autobiographie, semblant à la fois condamner et embrasser la démarche.
Ainsi, l’écriture devient pour lui un moyen d’assumer une forme de catharsis, un acte de réconciliation avec ses propres déceptions et contradictions. Cette lutte intérieure entre la volonté de ne pas se livrer et le désir de comprendre et d’expliquer son passé structure l’ensemble du texte et fait de cette préface une réflexion sur le processus d’écriture lui-même.
Dans un second temps, Chateaubriand justifie son choix d’écrire pour lui-même, avant tout pour tenter de rendre compte de ses propres sentiments et de ses échecs. Il mentionne que son bonheur n’a jamais été atteint, malgré une poursuite incessante. Cette recherche d’un bonheur inaccessible, qui est un motif récurrent dans l’œuvre romantique, se mêle à l’idée d’une quête de sens plus profonde. Par l’écriture de ses mémoires, Chateaubriand cherche à expliquer son cœur, à comprendre son propre parcours émotionnel.
L’auteur se projette dans l’écriture comme une réflexion sur lui-même, une tentative de concilier ses illusions passées et la réalité de sa vie. Cette quête d’explication personnelle s’accompagne d’une volonté de se départir de l’image publique qui a été forgée de lui, d’un monde qui ne connaît que l’apparence et non la vérité intime de ses sentiments. Le paradoxe qui émerge ici est que, même en affirmant vouloir expliquer son âme, Chateaubriand reconnaît la difficulté de parvenir à une vérité totale, un constat qui fait écho à la fragilité de toute écriture autobiographique.
Chateaubriand, dans sa réflexion sur l’écriture de ses mémoires, ne se contente pas de parler de ses propres motivations intérieures, mais s’interroge aussi sur la fonction publique de l’écriture. Il constate qu’étant un homme public, ayant eu des succès littéraires et des positions politiques controversées, il aurait tôt ou tard été l’objet de biographes et de calomnies. Le projet d’écrire ses mémoires devient ainsi une défense de sa mémoire contre les attaques extérieures, une manière de résister à l’image qu’on cherche à lui imposer et à revendiquer sa propre vérité.
Ce passage montre également une critique des mœurs littéraires et politiques de l’époque, notamment la corruption et la calomnie. Chateaubriand dénonce un siècle où les mensonges et les faux jugements sont répandus avec légèreté, et où les victimes des erreurs du temps sont souvent les premières à être décriées. L’écriture devient alors un acte de résistance contre les fausses représentations qui circulent sur lui. Il annonce son intention de dire toute la vérité, malgré les tentations d’embellir son image ou de répondre aux attentes de ses lecteurs. Cette déclaration de transparence confère à son projet une certaine noblesse, mais aussi une tension, car l’écrivain est conscient de la difficulté d’être totalement fidèle à soi-même.
Enfin, Chateaubriand précise que son objectif n’est pas seulement de narrer sa vie, mais de s’intéresser davantage à l’histoire de ses idées et de ses sentiments, et non à une simple chronologie de ses actions. Cette subtilisation de l’autobiographie vers un travail plus introspectif marque une volonté de traiter la mémoire sous un angle plus profond, plus subjectif. L’écriture devient ainsi une exploration de l’intimité de l’esprit, de ses songes, de ses chimères, plus que de ses faits réels.
Le projet devient dès lors moins celui d’un témoignage historique que celui d’une exploration intérieure, où le regard porté sur le passé permet de comprendre les contours d’une âme en quête de sens. Chateaubriand, par ce biais, entrelace le genre autobiographique avec des dimensions lyriques et philosophiques, propres au mouvement romantique.
La préface des Mémoires d’Outre-Tombe constitue un texte fondamental dans la compréhension du projet littéraire de Chateaubriand. Elle dévoile un écrivain partagé entre son désir de se confier et son besoin de défendre sa mémoire, tout en soulevant la question de la vérité et de l’image que l’on souhaite laisser. Ce texte, à la fois lyrique et argumenté, est une réflexion sur les raisons de l’écrire et la manière dont l’auteur cherche à échapper aux représentations externes de sa vie. Il s’inscrit pleinement dans la tradition romantique, où l’introspection et la quête de vérité personnelle sont au cœur du projet littéraire.