Chapitre IV
Différence des effets de l'éducation chez les anciens et parmi nous
La plupart des peuples anciens vivaient dans des gouvernements qui ont la vertu pour principe; et, lorsqu'elle y était dans sa force, on y faisait des choses que nous ne voyons plus aujourd'hui, et qui étonnent nos petites âmes.
Leur éducation avait un autre avantage sur la nôtre; elle n'était jamais démentie. Épaminondas, la dernière année de sa vie, disait, écoutait, voyait, faisait les mêmes choses que dans l'âge où il avait commencé d'être instruit.
Aujourd'hui, nous recevons trois éducations différentes ou contraires: celle de nos pères, celle de nos maîtres, celle du monde. Ce qu'on nous dit dans la dernière renverse toutes les idées des premières. Cela vient, en quelque partie, du contraste qu'il y a parmi nous entre les engagements de la religion et ceux du monde; chose que les anciens ne connaissaient pas.
Chapitre V
De l'éducation dans le gouvernement républicain
C'est dans le gouvernement républicain que l'on a besoin de toute la puissance de l'éducation. La crainte des gouvernements despotiques naît d'elle-même parmi les menaces et les châtiments; l'honneur des monarchies est favorisé par les passions, et les favorise à son tour: mais la vertu politique est un renoncement à soi-même, qui est toujours une chose très pénible.
On peut définir cette vertu, l'amour des lois et de la patrie. Cet amour, demandant une préférence continuelle de l'intérêt public au sien propre, donne toutes les vertus particulières : elles ne sont que cette préférence.
Cet amour est singulièrement affecté aux démocraties. Dans elles seules, le gouvernement est confié à chaque citoyen. Or, le gouvernement est comme toutes les choses du monde; pour le conserver, il faut l'aimer.
On n'a jamais ouï dire que les rois n'aimassent pas la monarchie, et que les despotes haïssent le despotisme.
Tout dépend donc d'établir dans la république cet amour; et c'est à l'inspirer que l'éducation doit être attentive. Mais, pour que les enfants puissent l'avoir, il y a un moyen sûr: c'est que les pères l'aient eux-mêmes.
On est ordinairement le maître de donner à ses enfants ses connaissances; on l'est encore plus de leur donner ses passions.
Si cela n'arrive pas, c'est que ce qui a été fait dans la maison paternelle est détruit par les impressions du dehors.
Ce n'est point le peuple naissant qui dégénère; il ne se perd que lorsque les hommes faits sont déjà corrompus.
Mots difficiles
Démentie : contredite,
Épaminondas : Il transforme sa cité-État pour la conduire à une position prééminente en Grèce antique et fonde de nouvelles alliances. Il brise la puissance militaire spartiate avec sa victoire à Leuctres en 371 et libère les hilotes messéniens, réduits en esclavage par les Spartiates. Son œuvre militaire est considérable : il révolutionne la tactique au sein de la phalange hoplitique en renforçant considérablement les rangs de l'aile gauche, prémices de l'ordre oblique.
Renverse : Boulverse
Crainte : inquiétude, peur
Despotique : autocratique, dictatorial, dominateur, tyrannique, absolu
Châtiment : Sanction, punition
Honneur : Estime
Monarchie : couronne, royaume
Renoncement : Abandon
Pénible : fatigant,
Vertu : honnêteté, mérite, qualité, don, valeur
Ouï : entendu
Dégénère : s'aggraver, se détériorer, empirer
Corrompu : dissolu ; vil
Ce texte, extrait de De l’esprit des lois de Montesquieu, porte sur l'éducation et son rôle dans les différentes formes de gouvernement, en particulier dans une république. Montesquieu y compare les effets de l'éducation dans les sociétés anciennes et modernes, et analyse la manière dont l'éducation se relie à la nature du gouvernement, notamment dans une république.
Montesquieu commence par décrire comment l'éducation était perçue et pratiquée dans les sociétés anciennes par rapport aux sociétés modernes. Pour lui, les anciens vivaient dans des régimes où la vertu, c’est-à-dire un ensemble de valeurs morales élevées, était le principe fondamental du gouvernement. Lorsque la vertu était présente et forte dans ces sociétés, cela permettait de réaliser des actions admirables, voire exceptionnelles, que les sociétés modernes semblent incapables de reproduire. Montesquieu semble suggérer que ces peuples anciens avaient une éducation plus cohérente et plus stable, puisqu’elle ne changeait pas au cours de la vie d'un individu.
Il évoque l'exemple d’Épaminondas, un grand stratège et homme d’État grec, qui, même à la fin de sa vie, continuait de penser et d'agir selon les principes qu’il avait appris pendant sa jeunesse. Cela illustre une continuité et une constance dans l'éducation des anciens.
En revanche, dans la société moderne, Montesquieu souligne que nous recevons trois types d'éducation qui sont souvent contradictoires :
L'éducation des pères : celle des valeurs familiales et des traditions transmises de génération en génération.
L'éducation des maîtres : l'enseignement formel, académique, souvent rationnel et plus structuré.
L'éducation du monde : celle des influences extérieures, de la société, des médias, des modes et des tendances contemporaines.
Ces trois éducations sont souvent incompatibles et peuvent se contredire. Par exemple, les principes enseignés dans la famille ou par les maîtres peuvent être bouleversés par ce qui est valorisé dans le monde extérieur. Montesquieu critique ici la dissonance entre ces différentes influences éducatives, en soulignant que, contrairement aux anciens, nous vivons dans un environnement où l'éducation n’est pas stable et où les principes de base peuvent être facilement perturbés par les forces extérieures. Ce phénomène est accentué, selon Montesquieu, par le contraste entre les engagements religieux et ceux du monde, un contraste qui n’existait pas chez les anciens.
Dans ce chapitre, Montesquieu explore spécifiquement l'importance de l'éducation dans une république. Il affirme que dans une république, où le pouvoir est exercé par le peuple ou ses représentants, l'éducation est essentielle pour maintenir la vertu politique, qui est la clé de la bonne gestion et de la stabilité du gouvernement républicain.
La vertu politique, selon Montesquieu, est un renoncement à soi-même pour l'intérêt commun, ce qui est particulièrement difficile à réaliser. Contrairement aux gouvernements despotiques, où la peur et la menace de châtiments sont les moteurs de l’obéissance, et aux monarchies, où l’honneur et les passions des individus soutiennent le système, une république repose sur l'amour des lois et de la patrie, ce qui demande un sacrifice personnel constant pour le bien commun.
Montesquieu souligne que, dans une république, chaque citoyen doit être motivé par cet amour des lois et de la patrie, car, dans ce type de gouvernement, le pouvoir est partagé par tous les citoyens. L'engagement politique dans une république ne peut exister que si le peuple aime profondément la république et veut la protéger. Cet amour doit être cultivé dès le plus jeune âge, et c'est là que l'éducation intervient.
L’éducateur, dans ce cas, n’a pas seulement pour rôle de transmettre des connaissances, mais aussi d’insuffler cet amour de la république. Mais Montesquieu note un point important : cet amour de la république ne peut être enseigné aux enfants que si les pères eux-mêmes en sont animés. Les enfants apprennent non seulement des connaissances, mais aussi des passions, des désirs et des valeurs. Si les parents ne nourrissent pas cet amour pour la république, leurs enfants ne le développeront pas non plus, malgré les efforts de l’éducation formelle. C’est donc la vertu des adultes, et en particulier des pères, qui est essentielle pour assurer la transmission de cet amour des lois et de la patrie aux générations futures.
Enfin, Montesquieu conclut que la dégénérescence d’un peuple ne provient pas des générations nouvelles, mais des générations précédentes qui ont laissé des modèles corrompus. Les jeunes générations ne sont pas dénaturées par elles-mêmes, mais par les mauvaises influences des générations plus âgées, qui n'ont pas su incarner les vertus nécessaires au bon fonctionnement de la république.
À travers ces chapitres, Montesquieu met en lumière l'importance cruciale de l'éducation dans le maintien de la vertu politique, en particulier dans une république. Il critique la fragmentation et les contradictions de l'éducation moderne et plaide pour un modèle éducatif cohérent et aligné sur les valeurs de la république. L'éducation, selon Montesquieu, ne doit pas seulement être un moyen de transmission de connaissances, mais aussi un vecteur d'amour pour les lois et la patrie, afin de préserver la liberté et la stabilité du gouvernement républicain.