Arrias a tout lu, a tout vu, il veut le persuader ainsi ; c’est un homme universel, et il se donne pour tel : il aime mieux mentir que de se taire ou de paraître ignorer quelque chose. On parle à la table d’un grand d’une cour du Nord : il prend la parole, et l’ôte à ceux qui allaient dire ce qu’ils en savent ; il s’oriente dans cette région lointaine comme s’il en était originaire ; il discourt des mœurs de cette cour, des femmes du pays, de ses lois et de ses coutumes ; il récite des historiettes qui y sont arrivées ; il les trouve plaisantes, et il en rit le premier jusqu’à éclater. Quelqu’un se hasarde de le contredire, et lui prouve nettement qu’il dit des choses qui ne sont pas vraies. Arrias ne se trouble point, prend feu au contraire contre l’interrupteur : « Je n’avance, lui dit-il, je ne raconte rien que je ne sache d’original : je l’ai appris de Sethon, ambassadeur de France dans cette cour, revenu à Paris depuis quelques jours, que je connais familièrement, que j’ai fort interrogé, et qui ne m’a caché aucune circonstance. » Il reprenait le fil de sa narration avec plus de confiance qu’il ne l’avait commencée, lorsque l’un des conviés lui dit : « C’est Sethon à qui vous parlez, lui-même, et qui arrive fraîchement de son ambassade. »
Dans Les Caractères (1688-1696), Jean de La Bruyère peint une galerie de portraits de ses contemporains, et parmi eux, celui d'Arrias. Ce personnage est un exemple frappant de vanité et de prétention, qui incarne l'hypocrisie et la superficialité des individus qui cherchent à paraître plus savants et plus expérimentés qu'ils ne le sont réellement. À travers Arrias, La Bruyère critique les faux savoirs et les discours prétentieux, en soulignant l'absurdité des affirmations de ceux qui se veulent universels sans posséder la moindre vérité. Cette scène, à la fois comique et satirique, nous invite à réfléchir sur la propension de certains à se vanter de connaissances qu'ils n'ont pas.
Arrias se présente comme un "homme universel", une figure prétendant tout savoir sur tout. Le texte commence par souligner son désir de convaincre les autres de sa connaissance étendue : "Arrias a tout lu, a tout vu, il veut le persuader ainsi". Cette attitude vaniteuse d'Arrias reflète son besoin de dominer les conversations et de donner l'impression qu'il maîtrise tous les sujets. Dans cette scène, il préfère mentir plutôt que de se taire ou d'admettre son ignorance : "il aime mieux mentir que de se taire ou de paraître ignorer quelque chose". Cette phrase met en évidence son incapacité à accepter l'idée qu'il puisse ne pas tout savoir, ce qui constitue une forme d'hypocrisie intellectuelle.
Arrias ne se contente pas d'écouter les autres, il cherche systématiquement à intervenir et à éclipser ceux qui pourraient parler avant lui. Lorsqu'il évoque une cour du Nord, par exemple, il prend immédiatement la parole et interrompt ceux qui auraient pu partager leurs connaissances à ce sujet. Cela montre bien que, pour lui, l'important n'est pas la vérité ou la pertinence de ses propos, mais le simple fait de paraître instruit et de se mettre en avant. Il s'investit de manière prétentieuse dans un sujet qu'il ne maîtrise probablement pas, ce qui lui permet de s’illustrer dans la conversation.
Arrias parle de cette cour lointaine comme s’il en avait une connaissance intime : "il s’oriente dans cette région lointaine comme s’il en était originaire". Cette fausse maîtrise des mœurs et des coutumes d’un pays qu’il connaît à peine révèle son désir de se montrer comme un expert, quel que soit le sujet. Il prétend connaître des détails personnels sur la vie des femmes et des lois de ce pays, et enchaîne des anecdotes qui, à ses yeux, devraient divertir son auditoire : "il récite des historiettes qui y sont arrivées ; il les trouve plaisantes, et il en rit le premier jusqu’à éclater". Ce rire excessif, comme s’il était le premier à découvrir l’humour dans ses récits, accentue le ridicule de son personnage. Il cherche à se rendre sympathique et à se faire accepter dans un cercle social, mais son attitude creuse et artificielle ne trompe personne.
Cependant, lorsque quelqu'un ose le contredire et lui prouver qu'il a tort, Arrias reste implacable et refuse d’admettre son erreur : "Arrias ne se trouble point, prend feu au contraire contre l’interrupteur". Cette réaction souligne son incapacité à accepter d’être corrigé ou mis en lumière, et montre la fragilité de son égo. Il continue de défendre ses propos avec plus de ferveur et prétend avoir des sources fiables : "Je n’avance, lui dit-il, je ne raconte rien que je ne sache d’original". Il cherche ainsi à se justifier en invoquant un soi-disant témoin, Sethon, pour prouver qu'il dit la vérité. Cette justification fausse et excessive devient encore plus absurde lorsqu'il se rend compte que Sethon est effectivement présent et qu’il est celui qu’il cite.
La fin de l'extrait introduit un retournement de situation comique qui expose la vanité d'Arrias. Alors qu'il continue de défendre sa version des faits, un convive lui révèle que Sethon est en réalité là, présent dans la pièce : "C’est Sethon à qui vous parlez, lui-même, et qui arrive fraîchement de son ambassade." Cette révélation plonge Arrias dans la confusion, mettant en lumière son imposture et son ridicule. Il n’avait pas prévu une telle situation et, dans sa quête pour paraître plus savant qu'il ne l’est, il finit par se démasquer lui-même. Cette chute ironique souligne le ridicule des individus qui se donnent une image de connaissance qu'ils ne possèdent pas réellement.
À travers le personnage d'Arrias, La Bruyère critique une société où certains individus cherchent à briller par des savoirs superficiels et inventés. La figure d’Arrias incarne l'homme qui ne s'intéresse pas à la vérité, mais qui veut être reconnu pour sa prétendue expertise. Par son manque de sincérité et de modestie, Arrias devient un exemple de l'hypocrisie intellectuelle et de la fausse sagesse, typiques de la société du XVIIe siècle. La Bruyère dénonce ici non seulement l’arrogance de ceux qui veulent imposer leur savoir, mais aussi la fragilité de leur réputation face à la vérité et à la confrontation directe.
En outre, le personnage d'Arrias rappelle à quel point l’orgueil humain peut être ridicule lorsqu’il repose sur des bases fragiles. La prétention à tout savoir finit par se retourner contre celui qui l’incarne, comme l’illustre le dénouement de l’extrait. La satire d'Arrias invite à une réflexion sur l'importance de l’humilité et de la sincérité dans les relations sociales, tout en ridiculisant ceux qui se construisent une image de sagesse vide et fallacieuse.
À travers Arrias, La Bruyère dresse le portrait d'un homme prétentieux, dont l'obsession de paraître sage et informé finit par le rendre ridicule. Ce passage met en lumière les dangers du mensonge, de l'auto-promotion et de la superficialité dans la quête de reconnaissance sociale. Arrias, qui préfère mentir plutôt que de reconnaître son ignorance, devient l'archétype de l’homme qui se perd dans la vanité et le désir de paraître, au détriment de la vérité et de l’intégrité.