Raphaël demeura pendant quelques jours plongé dans le néant de son sommeil factice. Grâce à la puissance matérielle exercée par l’opium sur notre âme immatérielle, cet homme d’imagination si puissamment active s’abaissa jusqu’à la hauteur de ces animaux paresseux qui croupissent au sein des forêts, sous la forme d’une dépouille végétale, sans faire un pas pour saisir une proie facile. Il avait même éteint la lumière du ciel, le jour n’entrait plus chez lui. Vers les huit heures du soir, il sortait de son lit : sans avoir une conscience lucide de son existence, il satisfaisait sa faim, puis se recouchait aussitôt. Ses heures froides et ridées ne lui apportaient que de confuses images, des apparences, des clairs-obscurs sur un fond noir. Il s’était enseveli dans un profond silence, dans une négation de mouvement et d’intelligence. Un soir, il se réveilla beaucoup plus tard que de coutume, et ne trouva pas son dîner servi. Il sonna Jonathas.
- Tu peux partir, lui dit-il. Je t’ai fait riche, tu seras heureux dans tes vieux jours ; mais je ne veux plus te laisser jouer ma vie. Comment ! misérable, je sens la faim. Où est mon dîner ? Réponds.
Jonathas laissa échapper un sourire de contentement, prit une bougie dont la lumière tremblotait dans l’obscurité profonde des immenses appartements de l’hôtel ; il conduisit son maître redevenu machine à une vaste galerie et en ouvrit brusquement la porte. Aussitôt Raphaël, inondé de lumière, fut ébloui, surpris par un spectacle inouï. C’était ses lustres chargés de bougies, les fleurs les plus rares de sa serre artistement disposées, une table étincelante d’argenterie, d’or, de nacre, de porcelaines ; un repas royal, fumant, et dont les mets appétissants irritaient les houppes nerveuses du palais. Il vit ses amis convoqués, mêlés à des femmes parées et ravissantes, la gorge nue, les épaules découvertes, les chevelures pleines de fleurs, les yeux brillants, toutes de beautés diverses, agaçantes sous de voluptueux travestissements : l’une avait dessiné ses formes attrayantes par une jaquette irlandaise, l’autre portait la basquina lascive des Andalouses ; celle-ci demi-nue en Diane chasseresse, celle-là modeste et amoureuse sous le costume de mademoiselle de La Vallière, étaient également vouées à l’ivresse. Dans les regards de tous les convives brillaient la joie, l’amour, le plaisir. Au moment où la morte figure de Raphaël se montra dans l’ouverture de la porte, une acclamation soudaine éclata, rapide, rutilante comme les rayons de cette fête improvisée. Les voix, les parfums, la lumière, ces femmes d’une pénétrante beauté frappèrent tous ses sens, réveillèrent son appétit. Une délicieuse musique, cachée dans un salon voisin, couvrit par un torrent d’harmonie ce tumulte enivrant, et compléta cette étrange vision. Raphaël se sentit la main pressée par une main chatouilleuse, une main de femme dont les bras frais et blancs se levaient pour le serrer, la main d’Aquilina. Il comprit que ce tableau n’était pas vague et fantastique comme les fugitives images de ses rêves décolorés, il poussa un cri sinistre, ferma brusquement la porte, et flétrit son vieux serviteur en le frappant au visage.
- Monstre, tu as donc juré de me faire mourir ? s’écria-t-il. Puis, tout palpitant du danger qu’il venait de courir, il trouva des forces pour regagner sa chambre, but une forte dose de sommeil, et se coucha.
- Que diable ! dit Jonathas en se relevant, monsieur Bianchon m’avait cependant bien ordonné de le distraire.
Il était environ minuit. À cette heure, Raphaël, par un de ces caprices physiologiques, l’étonnement et le désespoir des sciences médicales, resplendissait de beauté pendant son sommeil. Un rose vif colorait ses joues blanches. Son front gracieux comme celui d’une jeune fille exprimait le génie. La vie était en fleurs sur ce visage tranquille et reposé. Vous eussiez dit d’un jeune enfant endormi sous la protection de sa mère. Son sommeil était un bon sommeil, sa bouche vermeille laissait passer un souffle égal et pur ; il souriait transporté sans doute par un rêve dans une belle vie. Peut-être était-il centenaire, peut-être ses petits-enfants lui souhaitaient-ils de longs jours, peut-être de son banc rustique, sous le soleil, assis sous le feuillage, apercevait-il, comme le prophète, en haut de la montagne, la terre promise, dans un bienfaisant lointain !
Honoré de Balzac, La Peau de chagrin, 1831
Dans La Peau de chagrin, roman publié en 1831, Honoré de Balzac explore les conséquences de la quête du plaisir et de la richesse, en nous faisant suivre le destin de Raphaël de Valentin, un jeune homme dont la vie est liée à une peau magique qui exauce tous ses souhaits, mais qui réduit sa durée de vie à chaque vœu formulé. Le passage que nous avons sous les yeux appartient à la troisième partie du roman, intitulée « L’agonie », où la mort de Raphaël se rapproche inexorablement. Ce passage décrit un banquet où le héros, dont la peau de chagrin est presque entièrement consumée, fait face à une scène de fête, miroir de son premier souhait, alors que sa vie s’achève. Nous nous demanderons comment, à travers le contraste, ce passage annonce le dernier souffle de Raphaël. Nous analyserons dans un premier temps le thème du luxe et de la vie matérielle, puis, dans un second temps, celui du sommeil et du rêve, symboles de l’approche de la mort.
Le premier aspect frappant de ce passage est l’opulence et l’extravagance du banquet. La fête, d’une magnificence éclatante, semble la réplique exacte de la première scène de luxe dans le roman, où Raphaël, jeune homme ambitieux, a souhaité la richesse et les plaisirs de la vie mondaine. Balzac nous décrit un décor somptueux : des lustres chargés de bougies, des fleurs rares disposées avec soin, une table ornée d’argenterie, d’or et de nacre. Ces éléments, qui symbolisent la réussite matérielle, font écho à l’idéalisme de Raphaël lorsqu’il a formulé son premier vœu. Cependant, cette opulence n’a plus le même éclat : elle est désormais teintée d’une irréalité, comme si le luxe n’était plus qu’un masque pour masquer l’inévitable déclin de Raphaël. La juxtaposition de la beauté des convives — des femmes séduisantes, vêtues de costumes sensuels — avec la décrépitude de Raphaël, figure de la mort, souligne le contraste frappant entre la vie exubérante et la fin imminente. Cette fête, qui devrait être l’apogée de la vie, devient, pour Raphaël, un cauchemar, un simulacre de joie. Le cri de « Monstre, tu as donc juré de me faire mourir ? » révèle l’horreur de ce qui était censé être la récompense ultime de ses vœux. Ainsi, le luxe devient ici le vecteur de sa ruine : un luxe qui est désormais associé à la disparition de sa vitalité.
Le contraste se poursuit lorsque Raphaël est décrit dans son sommeil. Là où l’opulence du banquet représentait la quête insensée des plaisirs mondains, le sommeil de Raphaël symbolise la mort imminente, une sorte d’évasion définitive de la réalité. Bien que son corps soit plongé dans un sommeil profond, l’auteur nous décrit une image presque irréelle de sa beauté : un teint rose vif, un visage gracieux, la vie resplendissant encore sur ses traits. Balzac joue ici sur l’illusion de la jeunesse et de la vie retrouvée, suggérant par le sourire de Raphaël et l’innocence de son sommeil qu’il pourrait être à l’aube d’une nouvelle existence, loin des tourments de son pacte. Cependant, cette image de sérénité est profondément ironique. Le sommeil de Raphaël est la métaphore de l’approche de la mort : tout semble paisible, mais il est trop tard pour échapper à la fatalité de son destin. Le rêve, qui pourrait être une promesse de rédemption ou de consolation, ne fait que renforcer l’illusion de vie et de bonheur, tandis que la réalité de sa situation — la peau de chagrin, la diminution de sa vitalité — est irréversible. Le contraste entre l’apparente paix de son sommeil et la réalité de sa condition physique crée un effet de décalage tragique : la jeunesse et la beauté se voient fardées par la présence de la mort.
À travers ce passage, Balzac utilise habilement le contraste pour souligner l’ironie du destin de Raphaël. Le luxe de la fête, d’abord source de plaisir et de richesse, devient un symbole de la vanité et de la futilité de ses désirs. De même, le sommeil de Raphaël, bien qu’il semble offrir une illusion de jeunesse et de beauté, ne fait que masquer la réalité de sa fin imminente. Ce passage annonce donc, par son contraste entre l’illusion et la réalité, l’agonie finale du personnage, et invite le lecteur à réfléchir sur les dangers de la quête aveugle de plaisirs matériels et la fuite du temps. La vie de Raphaël, désormais réduite à une peau de chagrin, illustre la tragédie de l’homme qui a voulu trop de choses, sans en mesurer le prix.