Je ne suis point, ma guerrière Cassandre,
Ni Myrmidon ni Dolope soudard
Ni cet Archer, dont l'homicide dard
Tua ton frère et mit ta ville en cendre.
Un camp armé pour esclave te rendre
Du port d'Aulide en ma faveur ne part,
Et tu ne vois au pied de ton rempart
Pour t'enlever mille barques descendre.
Hélas ! je suis ce Corèbe insensé,
Dont le cœur vit mortellement blessé,
Non de la main du grégeois Pénelée,
Mais de cent traits qu'un Archerot vainqueur
Par une voie en mes yeux recélée,
Sans y penser me tira dans le cœur.
Pierre de Ronsard - Les amours
Introduction
Dans ce sonnet extrait de Les Amours, Pierre de Ronsard célèbre Cassandre Salviati en l’inscrivant dans une double tradition : celle de la poésie pétrarquiste et celle des références mythologiques. En convoquant le mythe de la guerre de Troie et les figures héroïques, Ronsard mêle lyrisme amoureux et épopée pour sublimer son attachement à Cassandre. Ce poème, tout en évoquant l’innamoramento, explore la douleur et la fascination amoureuse dans un jeu de contraste entre le registre épique et le registre personnel. Nous analyserons ce texte en deux axes : la mythologisation de l’amour et l’expression d’une passion tragique et vulnérable.
I. La mythologisation de l’amour : Cassandre entre épopée et lyrisme
Le poème s’ouvre sur une série de références explicites à la mythologie grecque, plaçant Cassandre dans un univers héroïque. Dès le premier quatrain, Ronsard fait référence aux Myrmidons, aux Dolopes et à l’archer qui tua Hector, son frère, et mit Troie en cendres. Ces allusions insèrent Cassandre dans un cadre épique, la comparant à la célèbre Cassandre, fille de Priam, dont le destin tragique est marqué par la guerre.
Cependant, Ronsard rejette cette dimension guerrière : « Je ne suis point, ma guerrière Cassandre, […] Ni cet Archer […] Tua ton frère ». Par ces négations, il se distancie des héros destructeurs de l’épopée pour mieux se positionner comme un amoureux pacifique et sincère. Ce refus de la violence sert à valoriser l’amour comme force créatrice, en opposition à la guerre.
L’image de « mille barques » descendant au pied des remparts pour enlever Cassandre évoque aussi une dimension galante, où la conquête n’est pas armée mais poétique. Ronsard, en invoquant la mythologie, confère à son amour une portée universelle, où Cassandre devient une figure intemporelle, tout autant qu’un miroir de la femme réelle.
II. Une passion tragique et vulnérable : le poète comme victime de l’amour
Si Ronsard se détourne des héros conquérants, il s’identifie à un personnage secondaire et tragique : Corèbe. Ce héros insensé, épris de Cassandre, incarne la défaite amoureuse et la souffrance passionnelle. L’utilisation de cette figure méconnue accentue l’humilité du poète, qui se présente non comme un conquérant mais comme une victime d’un amour impossible.
Le deuxième quatrain et le premier tercet marquent cette transition vers l’intime : « Dont le cœur vit mortellement blessé ». Ici, Ronsard évoque la douleur amoureuse comme une blessure infligée non par un héros mythique, mais par « cent traits » tirés par un « Archerot vainqueur ». Cette métaphore renvoie à Cupidon, dieu de l’amour, dont les flèches atteignent le cœur du poète à travers ses yeux. Cette image lie le sentiment amoureux à une fatalité divine, renforçant l’idée d’un amour douloureusement inévitable.
Enfin, le dernier vers, « Sans y penser me tira dans le cœur », exprime la surprise et la passivité du poète face à l’amour. Ronsard se place dans une position de vulnérabilité totale, en proie à une force qu’il ne contrôle pas. Cette tension entre l’héroïsme mythique et l’aveu de faiblesse personnelle confère au sonnet une dimension profondément humaine et mélancolique.
Conclusion
Par ce sonnet, Ronsard transcende l’éloge amoureux pour mêler l’intime et l’épique dans une célébration de Cassandre. En convoquant la mythologie et en se démarquant des héros conquérants, il sublime la femme aimée tout en explorant la vulnérabilité de l’amoureux. Ce texte incarne l’idéal de la Renaissance : l’union entre l’amour, l’art poétique et les références classiques, permettant à Ronsard d’inscrire son œuvre dans une quête d’immortalité par la poésie. Ce sonnet illustre ainsi la tension entre la grandeur des mythes et la fragilité des sentiments humains, faisant de l’amour une source de création et de souffrance inépuisable.