Iphis voit à l'église un soulier d'une nouvelle mode ; il regarde le sien et en rougit ; il ne se croit plus habillé. Il était venu à la messe pour s'y montrer, et il se cache ; le voilà retenu par le pied dans sa chambre tout le reste du jour.
Il a la main douce, et il l'entretient avec une pâte de senteur ; il a soin de rire pour montrer ses dents ; il fait la petite bouche, et il n'y a guère de moments où il ne veuille sourire ; il regarde ses jambes, et se voit au miroir : l'on ne peut être plus content de personne qu'il l'est de lui-même ; il s'est acquis une voix claire et délicate, et heureusement il parle gras ; il a un mouvement de tête, et je ne sais quel adoucissement dans les yeux, dont il n'oublie pas de s'embellir ; il a une démarche molle et le plus joli maintien qu'il est capable de se procurer ; il met du rouge, mais rarement, il n'en fait pas habitude. Il est vrai aussi qu'il porte des chausses et un chapeau, et qu'il n'a ni boucles d'oreilles ni collier de perles ; aussi ne l'ai-je pas mis dans le chapitre des femmes.
Dans Les Caractères (1688-1696), Jean de La Bruyère dresse des portraits satiriques de la société de son époque. L'extrait de Iphis nous propose une réflexion sur l'importance accordée à l'apparence et aux conventions sociales. À travers ce personnage, La Bruyère critique la superficialité et l'obsession de l'individu pour son image corporelle et son maintien, tout en soulignant le ridicule de cette quête constante d'admiration. Iphis est un exemple de l'hypertrophie de l'égo, du narcissisme et de la vanité.
Le texte commence par décrire l'attitude d'Iphis face à son apparence extérieure, ce qui devient son obsession majeure. Dès le début, le portrait est clair : "Iphis voit à l'église un soulier d'une nouvelle mode ; il regarde le sien et en rougit ; il ne se croit plus habillé." Iphis est un homme préoccupé par les dernières modes et la façon dont il se présente en société. Lorsqu'il remarque que son soulier n'est pas à la mode, il perd toute confiance en lui-même, au point de rougir et de se sentir malhabillé. Cette réaction, à la fois excessive et insignifiante, souligne la fragilité de son égo et l'importance qu'il accorde aux jugements extérieurs.
Son passage à l’église, qui était censé être un moment de dévotion, devient une occasion pour Iphis de se montrer et de se cacher en même temps. Il n'y va pas pour prier, mais pour exhiber son apparence. Lorsqu'il se rend compte que son soulier est démodé, il préfère s'enfermer chez lui, incapable de supporter ce qu'il perçoit comme une humiliation. Iphis incarne ainsi l'homme dont l'image sociale passe avant tout le reste, jusqu'à l'absurde.
Tout au long de l'extrait, Iphis met en œuvre un soin excessif de son corps, se consacrant à des gestes minutieux pour se rendre agréable à lui-même et aux autres. Il entretient "la main douce, et il l'entretient avec une pâte de senteur", signe d'une recherche incessante de perfection corporelle. Cette attention portée à son corps, à ses gestes et à son apparence est symptomatique d'une société qui valorise l'apparence au détriment de la profondeur intérieure.
Iphis, en tant qu'individu préoccupé par son image, met également un soin particulier à sa voix, qu'il souhaite rendre "claire et délicate". Il veut, à tout prix, plaire et séduire, non seulement par son apparence, mais aussi par sa façon de parler et de se mouvoir. Ses mouvements de tête, son regard, et sa démarche molle sont autant de manifestations de ce désir de se rendre agréable à autrui.
Ce soin du détail corporel se double d'une volonté constante de mettre en valeur ses traits physiques : "Il fait la petite bouche, et il n'y a guère de moments où il ne veuille sourire". Iphis ne se contente pas d'être beau, il cherche à le montrer de manière évidente et répétée. La quête de la beauté chez Iphis ne semble jamais satisfaisante, car il se trouve toujours de nouveaux moyens de se sublimer, allant jusqu'à l'extrême pour satisfaire son narcissisme.
La Bruyère, par son ton satirique, dénonce le ridicule de ce personnage. Bien que Iphis prenne soin de ses apparences et de ses manières, son effort semble artificiel et grotesque. Il est obsédé par l’idée de donner une bonne image de lui-même, mais cette image est construite sur des éléments superficiels qui ne sont pas authentiques.
La mention de la "démarche molle" et du "plus joli maintien qu'il est capable de se procurer" illustre cette quête du paraître, où la beauté physique et la posture élégante prennent le pas sur toute autre considération. Le fait qu'il ne porte "ni boucles d'oreilles ni collier de perles" le distingue des femmes, mais cette distinction ne semble pas le sauver de la vanité excessive qui le caractérise.
En somme, Iphis apparaît comme un personnage vide, dont les préoccupations sont centrées sur des éléments extérieurs et futiles. Son désir constant de se donner une image parfaite, à travers des gestes artificiels et des soins exagérés, met en lumière la vacuité de sa recherche de reconnaissance.
À travers le portrait d'Iphis, La Bruyère critique une société qui accorde trop de valeur à l'apparence et aux artifices sociaux. Le personnage d'Iphis reflète la superficialité des mœurs du XVIIe siècle, une époque où l'esthétique et la mode jouaient un rôle central dans les interactions sociales. Le fait qu'Iphis se cache lorsqu'il juge son apparence démodée souligne la fragilité d'un système de valeurs où l'image est primordiale, et où une simple paire de souliers peut décider du statut social d'un individu.
La Bruyère, en mettant en lumière le ridicule d'Iphis, invite le lecteur à réfléchir sur les dangers du narcissisme et de l'obsession de l'image. L'extrait, bien que léger et comique, soulève des questions profondes sur la vanité humaine et l'importance de la vérité intérieure par rapport aux apparences.
Dans cet extrait de Les Caractères, La Bruyère nous présente un personnage vain et superficiel, Iphis, dont les préoccupations ne portent que sur les apparences et la reconnaissance sociale. Ce portrait, à la fois comique et critique, dénonce l'absurdité d'une quête de perfection physique et sociale. À travers l'exemple d'Iphis, l'auteur nous met en garde contre les dangers de la vanité et nous invite à réfléchir sur la vraie nature de la beauté, loin des artifices et des conventions sociales.
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