Les valses, visions, passent dans les miroirs.
Parfois, comme aux forêts la fuite des cavales,
Les galops effrénés courent ; par intervalles,
Le bal reprend haleine ; on s'interrompt, on fuit,
On erre, deux à deux, sous les arbres sans bruit ;
Puis, folle, et rappelant les ombres éloignées,
La musique, jetant les notes à poignées,
Revient, et les regards s'allument, et l'archet,
Bondissant, ressaisit la foule qui marchait.
O délire ! et d'encens et de bruit enivrées,
L'heure emporte en riant les rapides soirées,
Et les nuits et les jours, feuilles mortes des cieux.
D'autres, toute la nuit, roulent les dés joyeux,
Ou bien, âpre, et mêlant les cartes qu'ils caressent,
Où des spectres riants ou sanglants apparaissent,
Leur soif de l'or, penchée autour d'un tapis vert,
Jusqu'à ce qu'au volet le jour bâille entr'ouvert,
Poursuit le pharaon, le lansquenet ou l'hombre,
Et, pendant qu'on gémit et qu'on frémit dans l'ombre,
Pendant que les greniers grelottent sous les toits,
Que les fleuves, passants pleins de lugubres voix,
Heurtent aux grands quais blancs les glaçons qu'ils charrient,
Tous ces hommes contents de vivre, boivent, rient,
Chantent ; et, par moments, on voit, au-dessus d'eux,
Deux poteaux soutenant un triangle hideux,
Qui sortent lentement du noir pavé des villes... --
O forêts ! bois profonds ! solitudes ! asiles !
Paris, juillet 1838.
Victor Hugo - Les Contemplations
Victor Hugo, écrivain engagé, poète du romantisme et fervent défenseur de la République, a vécu en exil pendant vingt ans, à partir de 1851, après le coup d'État de Napoléon III. L’exil à Jersey et Guernesey lui permet de se consacrer pleinement à ses combats politiques et sociaux, tout en continuant d’écrire des œuvres où se mêlent douleur personnelle, révolte politique et réflexion sur la condition humaine. Melancholia fait partie du recueil Les Contemplations, dans lequel Hugo aborde des thèmes tels que la mémoire, la souffrance, la révolte, et la recherche d’un sens à l’existence. Dans ce poème, Hugo explore l’opposition entre la frénésie de la société et la quête de paix intérieure, entre la superficialité des plaisirs mondains et la profondeur des solitudes naturelles. À travers ce poème, il semble également évoquer un retour à une forme de pureté originelle, symbolisée par la nature. Nous verrons comment Hugo met en lumière l’agitation de la société et son contraste avec l’appel aux forêts, puis nous analyserons la structure poétique et la dimension de la quête spirituelle.
Le poème Melancholia commence par une description effervescente de scènes de fête et de vices : "Les valses, visions, passent dans les miroirs", "Le bal reprend haleine", "on erre, deux à deux, sous les arbres sans bruit". Ces images dépeignent une société en mouvement constant, pleine de bruits et de distractions, où les individus se laissent emporter par les plaisirs et les illusions. Hugo utilise des métaphores telles que "la fuite des cavales" et "les galops effrénés" pour suggérer une dynamique frénétique, mais dénuée de sens. La musique, d'abord enivrante, devient presque oppressante, une force qui pousse la foule à se précipiter dans l'oubli de soi. La fête se fait aussi tourmente, un tourbillon sans fin, où les gens "s'interrompent", "fuient", et "errent", perdus dans un monde qui ne fait que se réinventer sans jamais trouver la paix.
Les métaphores de la danse, de la musique et des jeux de hasard (notamment les dés et les cartes) illustrent l’absurdité et la superficialité de la vie mondaine. Hugo critique ici les distractions sociales comme des moyens d’évasion vains, qui, au lieu d'apporter une quelconque élévation, mènent à une forme de dégradation morale. L’image des hommes qui "boivent, rient, chantent" alors que "les greniers grelottent sous les toits" et que "les fleuves, passants pleins de lugubres voix" semblent illustrer un contraste saisissant entre les réjouissances humaines et les souffrances muettes du monde extérieur. Le bruit et la frénésie des activités humaines sont donc mis en contraste avec la nature silencieuse et introspective, créant un écart entre l’apparente joie sociale et la réalité sombre de l’existence.
Dans la dernière ligne du poème, Hugo exalte la nature, qu’il présente comme un refuge contre le tumulte du monde moderne : "O forêts ! bois profonds ! solitudes ! asiles !" La nature devient un lieu idéal, un asile paisible où il est possible de trouver la tranquillité et la réconciliation avec soi-même. Cette exclamation finale, en forme d’appel, marque un retour au silence et à la solitude, loin des bruits et des distractions de la société. À travers ces trois mots – "forêts", "bois profonds", "solitudes" – Hugo évoque un espace naturel qui représente un idéal de pureté et de sagesse, en contraste direct avec les scènes de fête et de débauche qu’il a décrites auparavant.
Cet appel à la nature fait écho à une dimension spirituelle. La nature, dans ce poème, semble offrir une forme de rédemption ou d’évasion, une possibilité de s’éloigner des préoccupations mondaines pour trouver une paix intérieure. Le poème peut être vu comme un moyen pour Hugo de se libérer, au moins temporairement, de la frénésie du monde et de renouer avec une forme de silence et de contemplation qui lui permet de se reconnecter à son humanité profonde. Le contraste entre les "ombres éloignées" de la fête et l’"asile" naturel exprime un désir d'évasion vers un lieu où la confusion humaine et la souffrance seraient absentes.
Sur le plan formel, Melancholia est un poème en vers réguliers qui cherche à refléter la cadence des événements décrits. Les strophes sont composées d’alexandrins, qui, dans leur régularité, contrastent avec le rythme chaotique des scènes qu’il décrit. L’utilisation de la ponctuation, de l’ellipse et des répétitions sert à accentuer le mouvement effréné et la cacophonie du monde moderne. Les "valses", "les galops effrénés", et les "rires" deviennent des rythmes implacables qui se mêlent dans une sorte de confusion orchestrée. La structure du poème se divise en deux parties principales : la première, qui décrit l’agitation de la société, et la seconde, qui s’élève vers l’appel à la nature, suggérant une séparation entre l’agitation sociale et la recherche d’une quiétude retrouvée.
La fluidité de la narration, marquée par les déplacements entre différents lieux et événements, semble également refléter le caractère instable et insaisissable de la vie moderne. Hugo utilise ainsi la structure du poème pour faire écho à son contenu, créant une sorte de miroir entre le chaos externe et la quête intérieure de l'auteur.
Melancholia de Victor Hugo est un poème où se mêlent critique sociale, recherche spirituelle et quête de paix intérieure. À travers une description vivante des fêtes et des distractions humaines, Hugo dénonce l’agitation inutile de la société et met en lumière l’absurdité des plaisirs mondains. En contraste avec ce tumulte, la nature apparaît comme un refuge salvateur, un lieu où l’on peut renouer avec soi-même et trouver une forme de rédemption. Ce poème, tout en étant une critique de la société de son époque, propose aussi une réflexion plus profonde sur la condition humaine, le besoin de solitude et l’urgence de se reconnecter à la nature, loin des bruits et des distractions de la vie moderne.