ROXANE A USBEK
A Paris.
Oui, je t'ai trompé ; j'ai séduit tes eunuques ; je me suis jouée de ta jalousie ; et j'ai su de ton affreux sérail faire un lieu de délices et de plaisirs.
Je vais mourir ; le poison va couler dans mes veines: car que ferais-je ici, puisque le seul homme qui me retenait à la vie n'est plus? Je meurs; mais mon ombre s'envole bien accompagnée: je viens d'envoyer devant moi ces gardiens sacrilèges, qui ont répandu le plus beau sang du monde.
Comment as-tu pensé que je fusse assez crédule, pour m'imaginer que je ne fusse dans le monde que pour adorer tes caprices? que, pendant que tu te permets tout, tu eusses le droit d'affliger tous mes désirs ? Non : j'ai pu vivre dans la servitude ; mais j'ai toujours été libre: j'ai réformé tes lois sur celles de la nature; et mon esprit s'est toujours tenu dans l'indépendance.
Tu devrais me rendre grâces encore du sacrifice que je t'ai fait ; de ce que je me suis abaissée jusqu'à te paraître fidèle ; de ce que j'ai lâchement gardé dans mon coeur ce que j'aurais dû faire paraître à toute la terre ; enfin de ce que j'ai profané la vertu en souffrant qu'on appelât de ce nom ma soumission à tes fantaisies.
Tu étais étonné de ne point trouver en moi les transports de l'amour: si tu m'avais bien connue, tu y aurais trouvé toute la violence de la haine.
Mais tu as eu longtemps l'avantage de croire qu'un coeur comme le mien t'était soumis. Nous étions tous deux heureux; tu me croyais trompée, et je te trompais.
Ce langage, sans doute, te paraît nouveau. Serait-il possible qu'après t'avoir accablé de douleurs, je te forçasse encore d'admirer mon courage ? Mais c'en est fait, le poison me consume, ma force m'abandonne ; la plume me tombe des mains ; je sens affaiblir jusqu'à ma haine ; je me meurs.
Du sérail d'Ispahan, le 8 de la lune de Rebiab 1, 1720.
Commentaire composé de l'extrait des Lettres persanes de Montesquieu (Roxane à Usbek)
Cet extrait des Lettres persanes nous présente une lettre poignante de Roxane, la concubine d'Usbek, à son époux. Dans cette missive, elle exprime à la fois sa révolte, son désespoir et la douleur qui l’anime face à sa situation de femme dans le sérail d'Ispahan, un lieu de contraintes et de privations. Le ton de la lettre est empreint de colère, de douleur, mais aussi de lucidité, et elle révèle les tensions qui existent dans la relation entre Roxane et Usbek. Cette lettre met en lumière les thèmes de la liberté, de la soumission, de l’amour et de la haine, tout en offrant une critique acerbe de l’isolement et de l’oppression des femmes dans une société patriarcale et despotique.
Roxane commence par avouer son acte de trahison, non seulement envers Usbek, mais aussi envers les valeurs de soumission et de fidélité qu’elle est censée incarner. Elle confesse avoir séduit les eunuques, et avoir joué avec la jalousie d'Usbek, tout en prenant un malin plaisir à retourner ses propres attentes. Par cette déclaration, elle brise la façade de soumission qu'elle maintenait jusque-là, laissant entrevoir sa révolte intérieure. La confession de Roxane est marquée par un ton de défi, comme si elle se débarrassait d'un fardeau moral imposé par la société patriarcale.
La mention du « poison » qui va la tuer est un symbole de la fin de sa lutte, mais aussi de l'épuisement de sa volonté face à l'oppression systématique qu'elle subit. Cette image du poison, qui « coule dans ses veines », évoque un suicide par dégoût de son existence dans le sérail, un geste radical qui vise à se libérer d’une condition imposée.
Roxane déclare qu’elle a toujours été libre malgré sa situation physique de servitude, en mettant en avant l'idée que son esprit n’a jamais été soumis aux volontés d’Usbek. La soumission extérieure n’a pas atteint son âme, ce qui témoigne de son indépendance spirituelle et intellectuelle. Elle a accepté de paraître fidèle et soumise, mais cette apparente soumission était une stratégie de survie dans un environnement où la résistance directe était inutile.
Ce passage souligne la distinction entre la liberté intérieure et la soumission extérieure. Roxane a choisi de se plier aux exigences de son mari, mais elle a conservé son autonomie de pensée. Cette ambivalence montre que, malgré la violence du contrôle patriarcal, l’individu, même dans un cadre aussi contraignant, peut maintenir un espace de résistance intérieure.
Un aspect clé de cette lettre est la révélation que Roxane ne ressentait pas de l'amour, mais de la haine envers Usbek. Elle lui explique que ses "transports de l'amour", qu'il attendait d'elle, étaient en réalité remplacés par la « violence de la haine ». Ce renversement des attentes révèle l’ambivalence des relations dans un contexte de domination : Usbek, convaincu de l'amour de sa concubine, ne percevait pas la souffrance qu’elle endurait. Pour Roxane, ce n’était pas l’amour qui l’avait liée à lui, mais une forme de manipulation où elle jouait le rôle que la société attendait d’elle. Elle n’a pas agi par amour, mais pour maintenir une forme de pouvoir et de contrôle sur sa propre existence dans un système qui ne lui permettait aucune autre forme de résistance.
Cette inversion de l'amour en haine est aussi une critique sociale : dans un contexte où la liberté des femmes est absente, le véritable sentiment ne peut qu’être la révolte face à une situation qui nie leur dignité humaine et leur autonomie.
Roxane évoque également le « sacrifice » qu'elle a fait pour Usbek, en feignant la fidélité et en dissimulant ses véritables sentiments. Le sacrifice ici n’est pas celui d’une vertu morale ou religieuse, mais celui de sa propre identité et de sa dignité. Elle critique le fait qu’on l’ait vue comme une femme vertueuse, alors qu’en réalité, elle n’a fait que sacrifier sa liberté au nom de l’illusion de la fidélité.
Le paradoxe de ce sacrifice est que, en agissant ainsi, elle aurait pu préserver une forme de pouvoir, mais cela l’a conduite à un profond dégoût. Ce sacrifice est donc à la fois une violence infligée à elle-même et une violence infligée par la société. Son corps et son esprit ont été soumis, mais son cœur est resté libre, même au prix de sa propre destruction.
À la fin de la lettre, Roxane annonce sa mort imminente, l’extinction de sa « haine » et de sa « force ». Ce dernier moment de lucidité, où la haine s’éteint et où elle se résigne à son sort, évoque la fin de sa lutte. Le poison qui la consume représente la dernière tentative de rupture avec un monde qu’elle juge insupportable. Par son suicide, elle réaffirme son indépendance dans un dernier acte de révolte, en choisissant de mourir selon ses propres termes.
La lettre de Roxane se termine sur un aveu de sa faiblesse physique, mais aussi sur la lucidité d’une femme qui a compris l’inanité de sa situation et qui ne cherche plus à se conformer aux attentes des autres. Son acte de mourir devient ainsi une forme de libération ultime, un rejet total du système de domination dans lequel elle a vécu.
Dans cet extrait des Lettres persanes, Montesquieu utilise la voix de Roxane pour exposer les contradictions et les injustices du système patriarcal et de l'oppression des femmes dans la société orientale et occidentale. À travers sa révolte, sa manipulation et son suicide, Roxane incarne la lutte de l'individu contre l'oppression sociale et morale. Elle se montre comme une victime du système, mais aussi comme une figure de résistance, capable de maintenir son esprit libre même dans la servitude. Ce passage met en lumière les complexités des relations de pouvoir, de domination et de liberté, et invite à réfléchir sur les choix individuels face à l'injustice sociale.