Un étranger (Oreste) entre escorté de trois petites filles, au moment où, de l’autre côté, arrivent le jardinier, en costume de fête, et les invités villageois.
PREMIÈRE PETITE FILLE. – Ce qu’il est beau, le jardinier !
DEUXIÈME PETITE FILLE. – Tu penses ! C’est le jour de son mariage.
TROISIÈME PETITE FILLE. – Le voilà, monsieur, votre palais d’Agamemnon !
L’ÉTRANGER. – Curieuse façade !… Elle est d’aplomb ?
PREMIÈRE PETITE FILLE. – Non. Le côté droit n’existe pas. On croit le voir, mais c’est un mirage. C’est comme le jardinier qui vient là, qui veut vous parler. Il ne vient pas. Il ne va pas pouvoir dire un mot.
DEUXIÈME PETITE FILLE. – Ou il va braire. Ou miauler.
LE JARDINIER. – La façade est bien d’aplomb, étranger ; n’écoutez pas ces menteuses. Ce qui vous trompe, c’est que le corps de droite est construit en pierres gauloises qui suintent à certaines époques de l’année. Les habitants de la ville disent alors que le palais pleure. Et que le corps de gauche est en marbre d’Argos, lequel, sans qu’on ait jamais su pourquoi, s’ensoleille soudain, même la nuit. On dit alors que le palais rit. Ce qui se passe, c’est qu’en ce moment le palais rit et pleure à la fois.
PREMIÈRE PETITE FILLE. – Comme cela il est sûr de ne pas se tromper.
DEUXIÈME PETITE FILLE. – C’est tout à fait un palais de veuve.
PREMIÈRE PETITE FILLE. – Ou de souvenirs d’enfance.
L’ÉTRANGER. – Je ne me rappelais pas une façade aussi sensible…
LE JARDINIER. – Vous avez déjà visité le palais ?
PREMIÈRE PETITE FILLE. – Tout enfant.
DEUXIÈME PETITE FILLE. – Il y a vingt ans.
TROISIÈME PETITE FILLE. – Il ne marchait pas encore.
LE JARDINIER. – On s’en souvient, pourtant, quand on l’a vu.
L’ÉTRANGER. – Tout ce que je me rappelle, du palais d’Agamemnon, c’est une mosaïque. On me posait dans un losange de tigres quand j’étais méchant, et dans un hexagone de fleurs quand j’étais sage. Et je me rappelle le chemin qui me menait rampant de l’un à l’autre… On passait par des oiseaux.
PREMIÈRE PETITE FILLE. – Et par un capricorne.
L’ÉTRANGER. – Comment sais-tu cela, petite ?
LE JARDINIER. – Votre famille habitait Argos ?
L’ÉTRANGER. – Et je me rappelle aussi beaucoup, beaucoup de pieds nus. Aucun visage, les visages étaient haut dans le ciel, mais des pieds nus. J’essayais, entre les franges, de toucher leurs anneaux d’or. Certaines chevilles étaient unies par des chaînes ; c’était les chevilles d’esclaves. Je me rappelle surtout deux pieds tout blancs, les plus nus, les plus blancs. Leur pas était toujours égal, sage, mesuré par une chaîne invisible. J’imagine que c’était ceux d’Électre. J’ai dû les embrasser, n’est-ce pas ? Un nourrisson embrasse tout ce qu’il touche.
DEUXIÈME PETITE FILLE. – En tout cas, c’est le seul baiser qu’ait reçu Électre.
LE JARDINIER. – Pour cela, sûrement.
PREMIÈRE PETITE FILLE. – Tu es jaloux, hein, jardinier ?
L’ÉTRANGER. – Elle habite toujours le palais, Électre ?
DEUXIÈME PETITE FILLE. – Toujours. Pas pour longtemps.
[...]
Electre - Jean Giraudoux - ACTE I, Scène 1 (début de la scène)
Voici un commentaire composé pour cet extrait de Électre de Jean Giraudoux :
Jean Giraudoux, écrivain et dramaturge du XXe siècle, réinterprète dans Électre les grands mythes antiques, ici celui de la vengeance et de la justice. La pièce, écrite en 1936 et jouée pour la première fois en 1937, revisite le mythe d’Électre en l’adaptant aux préoccupations modernes, notamment en transformant le désir de vengeance en quête de vérité. L’acte premier, scène 1, constitue un moment clé de cette réinterprétation. À travers un dialogue empli de symbolisme et de mystère, cette scène d’exposition pose les bases du récit tout en introduisant l’héroïne de manière originale.
La scène s'ouvre sur une description énigmatique de la façade du palais d’Agamemnon, qui devient le centre de cette première interaction. L’Étranger, personnage qui incarne Oreste, s’étonne de la façade qu’il perçoit comme « curieuse », un aspect qui attire d'emblée l'attention du spectateur sur l’aspect trompeur de l’architecture. La façade, décrite par le jardinier, présente un décalage entre le côté droit et le côté gauche, symbolisant la dualité et l’ambiguïté. Le côté droit, constitué de « pierres gauloises qui suintent », représente une sorte de souffrance, comme le « palais qui pleure », tandis que le côté gauche, en « marbre d’Argos », est capable de s’ensoleiller même la nuit, évoquant la lumière et la vie. Cette division de la façade pourrait être interprétée comme un reflet des tensions internes du mythe d’Électre, partagé entre la lumière de la justice et l’ombre du passé tragique, un lieu où la vérité et la vengeance s’entrelacent.
L’aspect de la façade, qui à la fois « rit et pleure », fait écho à l’ambivalence du mythe d’Électre, où la vengeance de la fille d’Agamemnon est à la fois une justice et un acte tragique. Ce « palais de veuve » ou de « souvenirs d’enfance » est aussi un lieu où se mêlent passé et présent, une place marquée par les souffrances des générations précédentes, tout comme Électre elle-même porte en elle l’histoire de son père et de sa famille.
Le dialogue entre l’Étranger et les petites filles, notamment autour de la mosaïque, renforce le thème de la mémoire et de l’enfance. Oreste, en se souvenant de son enfance, évoque des images fragmentées et lointaines, marquées par des symboles comme les tigres et les fleurs qui caractérisaient les actions de l’enfant selon sa sagesse ou sa méchanceté. Ces souvenirs, à la fois doux et cruels, semblent symboliser la perte de l’innocence et l’émergence de la tragédie. La scène de la mosaïque, où Oreste se remémore les pieds nus et les chevilles enchaînées, fait référence à un univers régi par la domination et la souffrance, où l’enfance est déjà marquée par l’ombre de la violence. Les pieds nus d’Électre, décrits comme « tout blancs » et « mesurés par une chaîne invisible », renvoient à la douleur et à l’immobilité imposées par son destin tragique. Ces images, à la fois poétiques et sombres, témoignent de l’enchevêtrement entre le passé, l’innocence perdue et la souffrance d’Électre.
Le baiser d’Oreste, à la fois innocent et symbolique, représente un lien entre les personnages et entre les générations. Il peut aussi être vu comme un geste de réconciliation ou d’engagement dans une destinée tragique. L’évocation de ce baiser unique devient une métaphore du lien entre le passé et le présent, entre l’enfant et la vengeance. Ce souvenir est un rappel de l’acte originel, de la perte d’Électre, qui continue à hanter les personnages et le palais.
L’Étranger, qui n’est autre qu’Oreste, incarne un personnage marqué par l’incertitude et la recherche de la vérité. Son retour au palais d’Agamemnon est celui d’un homme qui cherche à comprendre son passé, ses origines, et à rencontrer la figure centrale du mythe, Électre. Sa question « Elle habite toujours le palais, Électre ? » témoigne de cette quête de réconciliation avec l’histoire familiale. Toutefois, la réponse des petites filles, « Toujours. Pas pour longtemps », introduit une notion d’éphémérité et de destin inéluctable. Ce retour d’Oreste, symbolisant à la fois la recherche de vérité et le poids du passé, s’inscrit dans un contexte tragique où la vengeance n’est plus qu’un moyen d’atteindre un but plus profond, celui de comprendre et d’accepter le destin.
Dans cet extrait de Électre, Jean Giraudoux construit une scène d’exposition riche en symboles, où la mémoire et le mythe se mêlent pour introduire la quête de vérité et de justice d’Oreste. La façade du palais, la mosaïque, les pieds nus d’Électre et les souvenirs d’enfance d’Oreste sont autant de symboles qui alimentent la réflexion sur le destin, la souffrance et la rédemption. Le texte de Giraudoux, par son mélange de poésie, de mythologie et de réflexion philosophique, invite le spectateur à plonger dans un univers où la vérité se cherche dans les ruines du passé, et où la quête de la justice est toujours traversée par la tragédie humaine.