À peine Charles fut-il parti, que la fièvre me prit avec une grande violence ; elle augmenta les deux jours suivants, Madame de B. me soignait avec sa bonté accoutumée ; elle était désespérée de mon état et de l’impossibilité de me faire transporter à Paris, où le mariage de Charles l’obligeait à se rendre le lendemain. Les médecins dirent à madame de B. qu’ils répondaient de ma vie si elle me laissait à Saint-Germain ; elle s’y résolut, et elle me montra en partant une affection si tendre qu’elle calma un moment mon cœur. Mais, après son départ, l’isolement complet, réel, où je me trouvais pour la première fois de ma vie, me jeta dans un profond désespoir. Je voyais se réaliser cette situation que mon imagination s’était peinte tant de fois ; je mourais loin de ce que j’aimais, et mes tristes gémissements ne parvenaient pas même à leurs oreilles. Hélas ! ils eussent troublé leurs joies. Je les voyais s’abandonnant à toute l’ivresse du bonheur, loin d’Ourika mourante. Ourika n’avait qu’eux dans la vie ; mais eux n’avaient pas besoin d’Ourika : personne n’avait besoin d’elle ! Cet affreux sentiment de l’inutilité de l’existence est celui qui déchire le plus profondément le cœur ; il me donna un tel dégoût de la vie, que je souhaitai sincèrement mourir de la maladie dont j’étais attaquée. Je ne parlais pas, je ne donnais presque aucun signe de connaissance, et cette seule pensée était bien distincte en moi : Je voudrais mourir. Dans d’autres moments, j’étais plus agitée ; je me rappelais tous les mots de cette dernière conversation que j’avais eue avec Charles dans la forêt ; je le voyais nageant dans cette mer de délices qu’il m’avait dépeinte, tandis que je mourais abandonnée, seule dans la mort comme dans la vie. Cette idée me donnait une irritation plus pénible encore que la douleur. Je me créais des chimères pour satisfaire à ce nouveau sentiment ; je me représentais Charles arrivant à Saint-Germain ; on lui disait : Elle est morte. Eh bien ! le croiriez-vous ? je jouissais de sa douleur ; elle me vengeait. Et de quoi ? grand Dieu ! De ce qu’il avait été l’ange protecteur de ma vie ? Cet affreux sentiment me fit bientôt horreur ; j’entrevis que, si la douleur n’était pas une faute, s’y livrer comme je le faisais pouvait être criminel. Mes idées prirent alors un autre cours ; j’essayai de me vaincre, de trouver en moi-même une force pour combattre les sentiments qui m’agitaient ; mais je ne la cherchais point, cette force, où elle était. Je me fis honte de mon ingratitude. Je mourrai, me disais-je, je veux mourir, mais je ne veux pas laisser les passions haineuses approcher de mon cœur. Ourika est un enfant déshérité ; mais l’innocence lui reste : je ne la laisserai pas se flétrir en moi par l’ingratitude, je passerai sur la terre comme une ombre ; mais, dans le tombeau, j’aurai la paix. Ô mon Dieu ! ils sont déjà bien heureux ; eh bien ! donnez-leur encore la part d’Ourika, et laissez-la mourir comme la feuille tombe en automne. N’ai-je donc pas assez souffert ? Je ne sortis de la maladie qui avait mis ma vie en danger que pour tomber dans un état de langueur où le chagrin avait beaucoup de part. Madame de B. s’établit à Saint-Germain après le mariage de Charles ; il y venait souvent accompagné d’Anaïs, jamais sans elle. Je souffrais toujours davantage quand ils étaient là. Je ne sais si l’image du bonheur me rendait plus sensible ma propre infortune, ou si la présence de Charles réveillait notre ancienne amitié ; je cherchais quelquefois à le retrouver, et je ne le reconnaissais plus. Il me disait pourtant à peu près tout ce qu’il me disait autrefois ; mais son amitié présente ressemblait à son amitié passée, comme la fleur artificielle ressemble à la fleur véritable : c’est la même chose, hors la vie et le parfum. Charles attribuait au dépérissement de ma santé le changement de mon caractère ; je crois que madame de B. jugeait mieux le triste état de mon âme, qu’elle devinait mes tourments secrets, et qu’elle en était vivement affligée ; mais le temps n’était plus où je consolais les autres ; je n’avais plus pitié que de moi-même. Anaïs devint grosse, et nous retournâmes à Paris. Ma tristesse augmentait chaque jour. Ce bonheur intérieur si paisible, ces liens de famille si doux ! cet amour dans l’innocence, toujours aussi tendre, aussi passionné ; quel spectacle pour une malheureuse destinée à passer sa triste vie dans l’isolement, à mourir sans avoir été aimée, sans avoir connu d’autres liens que ceux de la dépendance et de la pitié ! Les jours, les mois se passaient ainsi ; je ne prenais part à aucune conversation, j’avais abandonné tous mes talents. Si je supportais quelques lectures, c’était celles où je croyais retrouver la peinture imparfaite des chagrins qui me dévoraient. Je m’en faisais un nouveau poison, je m’enivrais de mes larmes ; et, seule dans ma chambre pendant des heures entières, je m’abandonnais à ma douleur. La naissance d’un fils mit le comble au bonheur de Charles ; il accourut pour me le dire, et dans les transports de sa joie je reconnus quelques accents de son ancienne confiance. Qu’ils me firent mal ! Hélas ! c’était la voix de l’ami que je n’avais plus ! et tous les souvenirs du passé venaient à cette voix déchirer de nouveau ma plaie. L’enfant de Charles était beau comme Anaïs ; le tableau de cette jeune mère avec son fils touchait tout le monde ; moi seule, par un sort bizarre, j’étais condamnée à le voir avec amertume ; mon cœur dévorait cette image d’un bonheur que je ne devais jamais connaître, et l’envie, comme le vautour, se nourrissait dans mon sein. Qu’avais-je fait à ceux qui crurent me sauver en m’amenant sur cette terre d’exil ? Pourquoi ne me laissait-on pas suivre mon sort ? Eh bien ! je serais la négresse esclave de quelque riche colon ; brûlée par le soleil, je cultiverais la terre d’un autre ; mais j’aurais mon humble cabane pour me retirer le soir ; j’aurais un compagnon de ma vie et des enfants de ma couleur qui m’appelleraient : Ma mère ! Ils appuieraient sans dégoût leur petite bouche sur mon front ; ils reposeraient leur tête sur mon cou, et s’endormiraient dans mes bras ! Qu’ai-je fait pour être condamnée à n’éprouver jamais les affections pour lesquelles seules mon cœur est créé ? Ô mon Dieu ! ôtez-moi de ce monde ; je sens que je ne puis plus supporter la vie. À genoux dans ma chambre, j’adressais au Créateur cette prière impie, quand j’entendis ouvrir ma porte : c’était l’amie de madame de B., la marquise de…, qui était revenue depuis peu d’Angleterre, où elle avait passé plusieurs années. Je la vis avec effroi arriver près de moi ; sa vue me rappelait toujours que, la première, elle m’avait révélé mon sort ; qu’elle m’avait ouvert cette mine de douleurs où j’avais tant puisé. Depuis qu’elle était à Paris, je ne la voyais qu’avec un sentiment pénible.
Résumé
Après le départ de Charles, Ourika tombe gravement malade. Madame de B. la soigne avec affection mais doit partir pour le mariage de Charles, la laissant seule à Saint-Germain. Isolée pour la première fois, Ourika sombre dans un profond désespoir. Elle se sent inutile, exclue du bonheur des autres, surtout de celui de Charles, qu’elle aime en secret. Elle souhaite mourir et s’enfonce dans une grande tristesse.
Même après sa guérison, son état de langueur persiste. Charles vient la voir, mais toujours accompagné d’Anaïs, son épouse. L’amour et le bonheur du couple sont pour Ourika une source de douleur. Elle constate que l’amitié de Charles n’a plus la même sincérité. Elle se sent étrangère à tout, enfermée dans sa solitude.
La naissance de l’enfant de Charles accentue encore son malheur : elle envie ce bonheur familial auquel elle n’aura jamais accès. Ourika regrette d’avoir été arrachée à sa terre d’origine ; elle aurait préféré une vie simple mais entourée d’amour, même dans l’esclavage. Se sentant inutile, privée d’amour, elle supplie Dieu de la faire mourir. C’est à ce moment qu’entre la marquise, celle qui, jadis, lui avait fait comprendre la réalité tragique de sa condition.
Commentaire composé
Claire de Duras, écrivaine française du XIXe siècle, s'est imposée dans le paysage littéraire grâce à des romans courts mais intenses, notamment Ourika, publié anonymement en 1823. Cette œuvre bouleversante se distingue non seulement par sa sensibilité, mais aussi par l'audace de son sujet : la condition d'une jeune fille noire, arrachée à l'esclavage pour être élevée dans la haute société française, confrontée à une douloureuse prise de conscience de sa différence et de son exclusion. Dans un contexte post-révolutionnaire encore marqué par les hiérarchies raciales et sociales, Ourika est une méditation poignante sur l'identité, la solitude et l'inutilité ressentie de l'existence.
L'extrait proposé correspond à un moment de crise : la protagoniste est laissée seule à Saint-Germain, malade et abandonnée, pendant que ceux qu'elle aime s'éloignent pour suivre leur bonheur. Le texte nous plonge dans un monologue où s'entrelacent le désespoir, la jalousie, le renoncement et une poignante lucidité sur sa condition.
Dès lors, comment Claire de Duras parvient-elle à faire de cet extrait une plongée lyrique et bouleversante dans l'âme déchirée d'Ourika, tout en mettant en lumière l'exclusion sociale et intime de son personnage ? Pour répondre à cette question, nous analyserons le texte selon trois axes :
"Loin d’Ourika mourante" : une désolation existentielle mise en scène ;
La passion avortée : le désir d’aimer et d’être aimée comme mal originel ;
La voix d’un cœur en lambeaux : de la plainte intime à l'expression universelle d’un malheur.
I. "Loin d’Ourika mourante" : une désolation existentielle mise en scène
Le départ de Charles et de Madame de B. marque pour Ourika une rupture radicale avec le monde. Loin d’un simple abandon physique, il s’agit d’un basculement existentiel. L’expression "loin d’Ourika mourante" condense en quelques mots le sentiment d’exclusion extrême. Le rejet est spatial, affectif et ontologique : elle meurt loin de ceux qu’elle aime, dans un isolement absolu.
La syntaxe du texte traduit cette rupture : les phrases sont longues, sinueuses, à la fois étouffantes et mélancoliques. L’emploi de l’imparfait renforce la sensation de durée, d’un mal qui s’installe. Le parallélisme "Ourika n’avait qu’eux dans la vie ; mais eux n’avaient pas besoin d’Ourika : personne n’avait besoin d’elle !" utilise l’antithèse pour souligner la dissymétrie cruelle des sentiments. La répétition du mot "besoin" accentue l’absurdité ressentie de sa propre existence.
La phrase suivante, "Cet affreux sentiment de l’inutilité de l’existence est celui qui déchire le plus profondément le cœur", mêle l’abstraction à la chair. Le terme "affreux", évocateur de terreur, et le verbe "déchire" créent une métaphore de la souffrance morale comme violence physique. Cette souffrance prend racine dans une conscience aigue d’invisibilité : Ourika est inutile, elle n’a pas de place dans le monde. Ainsi, Claire de Duras peint une véritable mise à mort symbolique.
II. La passion avortée : le désir d’aimer et d’être aimée comme mal originel
Au cœur du malheur d’Ourika, se loge une blessure intime : l’amour qu’elle porte à Charles, et qu’elle ne peut ni vivre ni exprimer. Elle se remémore la dernière conversation "dans la forêt" comme un Eden perdu. La nature, traditionnellement lieu de refuge, devient ici le théâtre du renoncement. La métaphore de "cette mer de délices" contraste violemment avec "je mourais abandonnée" : d’un côté, la félicité conjugale ; de l’autre, la solitude d’une femme sans destin.
La jalousie monte dans le texte comme une fièvre : "je jouissais de sa douleur" est une phrase saisissante par son ambiguïté morale. Claire de Duras explore les méandres de l’âme humaine, ses replis les plus honteux. Le terme "jouissais", connoté de plaisir interdit, souligne l’intensité du ressentiment.
Mais ce plaisir vénéneux est vite suivi d’un réveil éthique : "je me fis honte de mon ingratitude". Le texte glisse alors vers une tentative de rédemption morale. Ourika cherche à "se vaincre", à "trouver en elle-même une force", mais sans y parvenir. Elle se définit comme "un enfant déshérité", symbole poignant de pureté sacrifiée.
Le vers "je passerai sur la terre comme une ombre ; mais, dans le tombeau, j’aurai la paix. Ô" est d’une beauté tragique. L’allitération en s glisse comme une plainte, et l’image de l’ombre suggère un effacement identitaire. Ourika aspire à la mort comme à une libération, dans une vision quasi mystique.
III. La voix d’un cœur en lambeaux : de la plainte intime à l'expression universelle d’un malheur
La suite de l’extrait met en scène une Ourika réduite au silence : "je ne prenais part à aucune conversation", "j’avais abandonné tous mes talents". C’est une dépossession progressive de son être, une lente agonie psychique. La tristesse devient «un nouveau poison», et ses larmes, un "enivrement". L’hyperbole suggère un désir paradoxal : souffrir pour exister encore.
Le paroxysme de la douleur est atteint avec la scène de la mère et de l’enfant : "je dévorais cette image d’un bonheur que je ne devais jamais connaître". Le verbe "dévorer" est brutal, quasi cannibale : il dit l’intensité d’une envie qui consume. L’envie est comparée à un "vautour", animal charognard qui déchiquette, rappelant Prométhée supplicié. C’est une souffrance antique, universelle.
Le passage où elle imagine une autre vie, "je serais la négresse esclave de quelque riche colon..." dévoile le paradoxe poignant : mieux vaut pour elle une existence d’esclave, mais humaine, que cette vie de paria sociale. Le champ lexical de la maternité ("enfants", "ma mère", "leur petite bouche") atteint un sommet d’humanité. L’usage de l’exclamation, de l’apostrophe à Dieu, insuffle au texte une intensité lyrique presque biblique : "Ô mon Dieu ! ôtez-moi de ce monde..."
Le dénouement provisoire intervient avec l’arrivée de la marquise, figure du réveil du traumatisme : "elle m’avait révélé mon sort". Cette "mine de douleurs" est un gouffre que la narratrice n’a jamais cessé d’explorer. Ainsi, l’extrait se referme sur le retour du passé, comme une boucle d’angoisse qui ne se referme jamais.
Ce passage d'Ourika est un sommet d’introspection douloureuse, où Claire de Duras donne à entendre une voix unique, celle d’une jeune femme noire éduquée dans l’élite mais exclue de tout. A travers une langue simple et puissante, émaillée de métaphores poignantes, de rythmes plaintifs, d’exclamations lyriques, l’auteure nous fait ressentir l’extrême solitude d’Ourika. Cette dernière incarne à la fois le désespoir amoureux, la quête de dignité et la douleur d’un être rendu invisible par une société incapable de l’intégrer.
Plus qu’un simple roman sentimental, Ourika est un cri. Un cri de l’exclusion, de l’amour inabouti, de l’inutilité ressentie, mais aussi un cri de dignité. C’est par sa conscience morale, par son refus final de la haine, qu’Ourika transcende son propre malheur, et nous touche, encore aujourd’hui, avec une poignante modernité.