Ces affreuses pensées me jetèrent dans un accablement qui ressemblait à la mort. La même nuit, la fièvre me prit, et, en moins de trois jours, on désespéra de ma vie : le médecin déclara que, si l’on voulait me faire recevoir mes sacrements, il n’y avait pas un instant à perdre. On envoya chercher mon confesseur ; il était mort depuis peu de jours. Alors madame de B… fit avertir un prêtre de la paroisse ; il vint et m’administra l’extrême-onction, car j’étais hors d’état de recevoir le viatique ; je n’avais aucune connaissance, et on attendait ma mort à chaque instant. C’est sans doute alors que Dieu eut pitié de moi ; il commença par me conserver la vie : contre toute attente, mes forces se soutinrent. Je luttai ainsi environ quinze jours ; ensuite la connaissance me revint. Madame de B… ne me quitta pas, et Charles paraissait avoir retrouvé pour moi son ancienne affection. Le prêtre continuait à venir me voir chaque jour, car il voulait profiter du premier moment pour me confesser ; je le désirais moi-même ; je ne sais quel mouvement me portait vers Dieu, et me donnait le besoin de me jeter dans ses bras et d’y chercher le repos. Le prêtre reçut l’aveu de mes fautes ; il ne fut point effrayé de l’état de mon âme ; comme un vieux matelot, il connaissait toutes les tempêtes. Il commença par me rassurer sur cette passion dont j’étais accusée : « Votre cœur est pur, me dit-il, c’est à vous seule que vous avez fait du mal, mais vous n’en êtes pas moins coupable. Dieu vous demandera compte de votre propre bonheur qu’il vous avait confié ; qu’en avez-vous fait ? Ce bonheur était entre vos mains, car il réside dans l’accomplissement de nos devoirs ; les avez-vous seulement connus ? Dieu est le but de l’homme ; quel a été le vôtre ? Mais ne perdez pas courage ; priez Dieu, Ourika ; il est là, il vous tend les bras ; il n’y a pour lui ni nègres ni blancs : tous les cœurs sont égaux devant ses yeux, et le vôtre mérite de devenir digne de lui. » C’est ainsi que cet homme respectable encourageait la pauvre Ourika. Ces paroles simples portaient dans mon âme je ne sais quelle paix que je n’avais jamais connue ; je les méditais sans cesse, et, comme d’une mine féconde, j’en tirais toujours quelque nouvelle réflexion. Je vis qu’en effet je n’avais point connu mes devoirs : Dieu en a prescrit aux personnes isolées comme à celles qui tiennent au monde ; s’il les a privées des liens du sang, il leur a donné l’humanité tout entière pour famille. La sœur de charité, me disais-je, n’est point seule dans la vie, quoiqu’elle ait renoncé à tout ; elle s’est créé une famille de choix ; elle est la mère de tous les orphelins, la fille de tous les pauvres vieillards, la sœur de tous les malheureux. Des hommes du monde n’ont-ils pas souvent cherché un isolement volontaire ? Ils voulaient être seuls avec Dieu ; ils renonçaient à tous les plaisirs pour adorer, dans la solitude, la source pure de tout bien et de tout bonheur ; ils travaillaient, dans le secret de leur pensée, à rendre leur âme digne de se présenter devant le Seigneur. C’est pour vous, ô mon Dieu ! qu’il est doux d’embellir ainsi son cœur, de le parer, comme pour un jour de fête, de toutes les vertus qui vous plaisent. Hélas ! qu’avais-je fait ? Jouet insensé des mouvements involontaires de mon âme, j’avais couru après les jouissances de la vie, et j’en avais négligé le bonheur. Mais il n’est pas encore trop tard ; Dieu, en me jetant sur cette terre étrangère, voulut peut-être me destiner à lui ; il m’arracha à la barbarie, à l’ignorance ; il me déroba aux vices de l’esclavage, et me fit connaître sa loi ; cette loi me montre tous mes devoirs ; elle m’enseigne ma route ; je la suivrai, ô mon Dieu ! je ne me servirai plus de vos bienfaits pour vous offenser, je ne vous accuserai plus de toutes mes fautes. Ce nouveau jour sous lequel j’envisageais ma position fit rentrer le calme dans mon cœur, je m’étonnais de la paix qui succédait à tant d’orages : on avait ouvert une issue à ce torrent qui dévastait ses rivages, et maintenant il portait ses flots apaisés dans une mer tranquille. Je me décidai à me faire religieuse. J’en parlai à madame de B… ; elle s’en affligea, mais elle me dit : « Je vous ai fait tant de mal en voulant vous faire du bien, que je ne me sens pas le droit de m’opposer à votre résolution. » Charles fut plus vif dans sa résistance ; il me pria, il me conjura de rester ; je lui dis : Laissez-moi aller, Charles, dans le seul lieu où il me soit permis de penser sans cesse à vous… Ici la jeune religieuse finit brusquement son récit. Je continuai à lui donner des soins : malheureusement, ils furent inutiles, elle mourut à la fin d’octobre ; elle tomba avec les dernières feuilles de l’automne.
Résumé
Ourika tombe gravement malade, au point qu’on pense qu’elle va mourir. Elle reçoit les derniers sacrements et reste inconsciente plusieurs jours. Contre toute attente, elle survit, retrouve peu à peu ses forces, et commence à réfléchir profondément à sa vie.
Un prêtre l’aide à comprendre que, même si elle a souffert à cause de son amour impossible, elle a surtout négligé son propre bonheur et sa relation avec Dieu. Ses paroles apaisent Ourika, qui découvre un nouveau sens à son existence : se consacrer à Dieu et aux autres. Elle comprend que même si elle est isolée, elle peut appartenir à l’humanité en devenant religieuse.
Elle décide alors d’entrer dans les ordres. Madame de B… accepte sa décision avec tristesse, et Charles tente de la retenir, mais Ourika choisit de partir pour vivre dans la paix et la prière.
Le récit se termine tragiquement : la narratrice indique qu’Ourika est morte à la fin du mois d’octobre, « avec les dernières feuilles de l’automne ».
Commentaire composé
Publié en 1823 sous l’Empire finissant puis sous la Restauration, Ourika de Claire de Duras est une œuvre singulière, pionnière et émouvante. Elle donne la parole à une jeune Sénégalaise, élevée dans une aristocratie blanche et raffinée, mais qui se heurte à la cruauté d’un monde structuré par les préjugés raciaux. Ce court roman d’apprentissage, presque une confession, évoque la souffrance intérieure d’Ourika, tiraillée entre son éducation européenne et le rejet social qu’elle subit à cause de sa couleur. L'autrice, Claire de Duras, femme de lettres éclairée et marquée par l’exil, propose dans ce récit un regard double : celui de la lucidité aristocratique et de la compassion romantique.
L’extrait proposé est le dernier moment du récit, celui où Ourika, affaiblie, malade, entre dans une lente agonie spirituelle et physique. Pourtant, ce n’est pas une simple mort que nous lisons ici : c’est une transfiguration. La narratrice, sur le point de mourir, trouve finalement une paix intérieure par la religion, l’acceptation, et un amour impossible sublimé.
Comment la dernière parole d’Ourika donne-t-elle à sa vie une forme de rédemption, à la fois poétique, spirituelle et tragique ?
Nous verrons dans un premier temps comment ce passage est le récit d’une agonie transfigurée en élévation ; nous analyserons ensuite comment la parole du prêtre et la voix d’Ourika s’unissent dans une méditation religieuse et morale ; enfin, nous verrons que ce dénouement s’inscrit dans une esthétique profondément romantique, où l’automne et la mort deviennent le miroir d’un apaisement intérieur.
Le passage commence dans une violence physique et psychologique extrême : « Ces affreuses pensées me jetèrent dans un accablement qui ressemblait à la mort ». L’hyperbole « affreuses pensées » et la comparaison « qui ressemblait à la mort » ancrent la souffrance d’Ourika dans une perspective presque métaphysique. La maladie qui suit (« la fièvre me prit ») n’est pas qu’un simple symptôme : elle est le prolongement corporel de l’âme blessée. Le champ lexical de la mort se multiplie : « désespéra de ma vie », « hors d’état », « aucune connaissance », « attendait ma mort ».
Mais très vite, un retournement s’opère : « Dieu eut pitié de moi ». Cette formulation, toute simple, marque un basculement radical. C’est une formule quasi biblique, et la narration prend dès lors un ton de parabole. La survivance d’Ourika n’est pas médicale, elle est divine. Elle « lutte » quinze jours, et retrouve la connaissance : ce verbe, « lutter », donne une valeur héroïque, presque christique à son cheminement.
Le rythme narratif, d’abord rapide et sec, devient plus ample à mesure qu’Ourika revient à la conscience. On assiste à un double retour : celui de la lucidité et celui d’une voix. Le récit prend une forme réflexive, intime, presque mystique. Le prêtre devient le guide spirituel de cette renaissance intérieure : son attitude, faite de compassion et de sagesse, contraste avec la médecine impuissante. L’image du « vieux matelot » est particulièrement frappante : métaphore de l’expérience, elle évoque l’idée que l’âme humaine traverse des tempêtes, comme une mer intérieure.
La première partie de l’extrait nous raconte donc une lente mort physique, mais aussi la naissance d’un nouvel être spirituel. Ourika est entre deux mondes : la terre et le ciel, le passé et la rédemption.
Le cœur du passage repose sur le dialogue entre Ourika et le prêtre. Ce dernier tient un rôle essentiel : il n’impose pas, il éclaire. Ses paroles sont simples, mais profondément philosophiques. Il dit : « Dieu vous demandera compte de votre propre bonheur qu’il vous avait confié ; qu’en avez-vous fait ? » — cette question rhétorique est poignante : elle invite non pas à la culpabilité, mais à la responsabilité. Le bonheur, dans cette vision, n’est pas un droit mais un devoir moral.
La réflexion religieuse devient ici introspection. Ourika médite ces paroles « comme d’une mine féconde », une métaphore qui évoque une richesse intérieure insoupçonnée. La foi devient un miroir dans lequel elle lit désormais sa vie. La structure même du texte reflète ce changement : les phrases deviennent plus longues, plus fluides, les questions s’enchaînent, les points-virgules rythment une pensée en expansion.
Ourika prend conscience qu’elle a confondu plaisir et bonheur : « J’avais couru après les jouissances de la vie, et j’en avais négligé le bonheur. » La syntaxe oppose deux réalités par le balancement du passé composé et de l’imparfait. Elle découvre une autre vision du monde : celle de la sœur de charité, du solitaire religieux, du cœur pur.
Il est important de noter l’universalité du message religieux ici : « il n’y a pour lui ni nègres ni blancs : tous les cœurs sont égaux devant ses yeux ». Cette parole bouleverse la hiérarchie raciale sur laquelle s’est construite la souffrance d’Ourika. L’amour divin abolit les distinctions sociales et raciales : c’est une forme d’égalitarisme mystique et libérateur.
Le texte devient ainsi une parabole sur la reconversion morale : Ourika, ayant compris ses erreurs, ne s’enfonce pas dans le désespoir. Elle transforme sa douleur en engagement : « Je me décidai à me faire religieuse ». Ce choix, loin d’être une fuite, est une résolution.
Le dernier paragraphe du texte donne à cette confession une couleur typiquement romantique. La nature, en particulier l’automne, devient le double poétique de l’âme d’Ourika. La dernière phrase du récit est saisissante : « Elle mourut à la fin d’octobre ; elle tomba avec les dernières feuilles de l’automne. » La métaphore végétale — l’être humain comparé à une feuille — rappelle les grands poètes du XIXe siècle, comme Lamartine ou Chateaubriand. L’automne n’est pas seulement une saison, c’est un paysage de l’âme, celui du dépouillement, de la fin douce et mélancolique.
L’image de la feuille qui tombe est très puissante : elle suggère à la fois la légèreté, la fragilité et la fatalité. Ourika ne meurt pas dans la violence, mais dans une harmonie avec le monde. La nature accompagne son dernier souffle. C’est une mort poétique.
D’ailleurs, l’esthétique de cette dernière page est marquée par une grande douceur : les phrases se font plus fluides, les sonorités plus harmonieuses. La voix narrative devient presque silencieuse, comme pour ne pas déranger cette paix nouvelle. Le champ lexical de la lumière et du calme domine : « calme, paix, repos, jour nouveau ».
La décision d’Ourika de se faire religieuse prend alors tout son sens : c’est une manière de sublimer son amour pour Charles, qu’elle exprime une dernière fois dans une phrase déchirante et magnifique : « Laissez-moi aller, Charles, dans le seul lieu où il me soit permis de penser sans cesse à vous… » L’ellipse finale, marquée par les points de suspension, ouvre sur un silence plein d’émotion. L’amour impossible devient amour éternel.
La narration elle-même semble se retirer : le « je » disparaît, remplacé par la voix du narrateur externe, témoin de la fin. C’est une clôture pudique, humble, mais profondément lyrique.
Ce dernier extrait d’Ourika est d’une richesse stylistique et émotionnelle rare. Claire de Duras y déploie tout son art : la tension du récit, la profondeur de la réflexion morale, et la puissance du lyrisme romantique. La souffrance de l’héroïne ne se termine pas dans la plainte, mais dans la transfiguration. À travers la figure du prêtre, Ourika retrouve un sens à son existence : l’amour spirituel, l’engagement religieux, le pardon.
La narration s’élève, comme l’âme d’Ourika, dans un mouvement d’apaisement. L’automne devient le décor symbolique de cette mort douce, où l’héroïne trouve enfin la paix qu’elle n’avait jamais connue.
Ainsi, la dernière parole d’Ourika est plus qu’un adieu : c’est un acte de foi, un chant discret mais bouleversant, à la fois intime et universel. À l’image des feuilles qui tombent, elle quitte ce monde dans un frisson, mais laisse derrière elle un message puissant : celui de la dignité de toute âme, quelle que soit sa couleur, sa souffrance ou son destin.