« Alors un Sachem de la tribu de l’Aigle se lève, et parle ainsi :
« Mon père le Mico, Sachems, matrones, guerriers des quatre tribus de l’Aigle, du Castor, du Serpent et de la Tortue, ne changeons rien aux mœurs de nos aïeux ; brûlons le prisonnier, et n’amollissons point nos courages. C’est une coutume des blancs qu’on vous propose, elle ne peut être que pernicieuse. Donnez un collier rouge qui contienne mes paroles. J’ai dit. »
« Et il jette un collier rouge dans l’assemblée.
« Une matrone se lève, et dit :
« Mon père l’Aigle, vous avez l’esprit d’un renard et la prudente lenteur d’une tortue. Je veux polir avec vous la chaîne d’amitié, et nous planterons ensemble l’arbre de paix. Mais changeons les coutumes de nos aïeux en ce qu’elles ont de funeste. Ayons des esclaves qui cultivent nos champs, et n’entendons plus les cris des prisonniers, qui troublent le sein des mères. J’ai dit. »
« Comme on voit les flots de la mer se briser pendant un orage, comme en automne les feuilles séchées sont enlevées par un tourbillon, comme les roseaux du Meschacebé plient et se relèvent dans une inondation subite, comme un grand troupeau de cerfs brame au fond d’une forêt, ainsi s’agitait et murmurait le conseil. Des Sachems, des guerriers, des matrones parlent tour à tour ou tous ensemble. Les intérêts se choquent, les opinions se divisent, le conseil va se dissoudre, mais enfin l’usage antique l’emporte et je suis condamné au bûcher.
« Une circonstance vint retarder mon supplice : la Fête des morts ou le Festin des âmes approchait. Il est d’usage de ne faire mourir aucun captif pendant les jours consacrés à cette cérémonie. On me confia à une garde sévère, et sans doute les Sachems éloignèrent la fille de Simaghan, car je ne la revis plus.
« Cependant les nations de plus de trois cents lieues à la ronde arrivaient en foule pour célébrer le Festin des âmes. On avait bâti une longue hutte sur un site écarté. Au jour marqué, chaque cabane exhuma les restes de ses pères de leurs tombeaux particuliers, et l’on suspendit les squelettes, par ordre et par famille, aux murs de la Salle commune des aïeux. Les vents (une tempête s’était élevée), les forêts, les cataractes mugissaient au dehors, tandis que les vieillards des diverses nations concluaient entre eux des traités de paix et d’alliance sur les os de leurs pères.
« On célèbre les jeux funèbres, la course, la balle, les osselets. Deux vierges cherchent à s’arracher une baguette de saule. Les boutons de leurs seins viennent se toucher, leurs mains voltigent sur la baguette qu’elles élèvent au-dessus de leurs têtes. Leurs beaux pieds nus s’entrelacent, leurs bouches se rencontrent, leurs douces haleines se confondent ; elles se penchent et mêlent leurs chevelures ; elles regardent leurs mères, rougissent : on applaudit[12]. Le Jongleur invoque Michabou, génie des eaux. Il raconte les guerres du grand Lièvre contre Matchimanitou, dieu du mal. Il dit le premier homme et Atahensic la première femme précipités du ciel pour avoir perdu l’innocence, la terre rougie du sang fraternel, Jouskeka l’impie immolant le juste Tahouistsaron, le déluge descendant à la voix du grand Esprit, Massou sauvé seul dans son canot d’écorce, et le corbeau envoyé à la découverte de la terre ; il dit encore la belle Endaé, retirée de la contrée des âmes par les douces chansons de son époux.
« Après ces jeux et ces cantiques, on se prépare à donner aux aïeux une éternelle sépulture.
« Sur les bords de la rivière Chata-Uche se voyait un figuier sauvage, que le culte des peuples avait consacré. Les vierges avaient accoutumé de laver leurs robes d’écorce dans ce lieu et de les exposer au souffle du désert, sur les rameaux de l’arbre antique. C’était là qu’on avait creusé un immense tombeau. On part de la salle funèbre en chantant l’hymne à la mort ; chaque famille porte quelques débris sacrés. On arrive à la tombe, on y descend les reliques ; on les y étend par couche, on les sépare avec des peaux d’ours et de castors ; le mont du tombeau s’élève, et l’on y plante l’Arbre des pleurs et du sommeil.
« Plaignons les hommes, mon cher fils ! Ces mêmes Indiens dont les coutumes sont si touchantes, ces mêmes femmes qui m’avaient témoigné un intérêt si tendre, demandaient maintenant mon supplice à grands cris, et des nations entières retardaient leur départ pour avoir le plaisir de voir un jeune homme souffrir des tourments épouvantables.
« Dans une vallée au nord, à quelque distance du grand village, s’élevait un bois de cyprès et de sapins, appelé le Bois du sang. On y arrivait par les ruines d’un de ces monuments dont on ignore l’origine, et qui sont l’ouvrage d’un peuple maintenant inconnu. Au centre de ce bois s’étendait une arène où l’on sacrifiait les prisonniers de guerre. On m’y conduit en triomphe. Tout se prépare pour ma mort : on plante le poteau d’Areskoui ; les pins, les ormes, les cyprès tombent sous la cognée ; le bûcher s’élève ; les spectateurs bâtissent des amphithéâtres avec des branches et des troncs d’arbres. Chacun invente un supplice : l’un se propose de m’arracher la peau du crâne, l’autre de me brûler les yeux avec des haches ardentes. Je commence ma chanson de mort :
« Je ne crains point les tourments : je suis brave, ô Muscogulges ! je vous défie ; je vous méprise plus que des femmes. Mon père Outalissi, fils de Miscou, a bu dans le crâne de vos plus fameux guerriers ; vous n’arracherez pas un soupir de mon cœur. »
« Provoqué par ma chanson, un guerrier me perça le bras d’une flèche ; je dis : « Frère, je te remercie. »
« Malgré l’activité des bourreaux, les préparatifs du supplice ne purent être achevés avant le coucher du soleil. On consulta le Jongleur, qui défendit de troubler les Génies des ombres, et ma mort fut encore suspendue jusqu’au lendemain. Mais, dans l’impatience de jouir du spectacle et pour être plus tôt prêts au lever de l’aurore, les Indiens ne quittèrent point le Bois du sang ; ils allumèrent de grands feux et commencèrent des festins et des danses.
« Cependant on m’avait étendu sur le dos. Des cordes partant de mon cou, de mes pieds, de mes bras, allaient s’attacher à des piquets enfoncés en terre. Des guerriers étaient couchés sur ces cordes, et je ne pouvais faire un mouvement sans qu’ils n’en fussent avertis. La nuit s’avance : les chants et les danses cessent par degré ; les feux ne jettent plus que des lueurs rougeâtres, devant lesquelles on voit encore passer les ombres de quelques sauvages ; tout s’endort : à mesure que le bruit des hommes s’affaiblit, celui du désert augmente, et au tumulte des voix succèdent les plaintes du vent dans la forêt.
« C’était l’heure où une jeune Indienne qui vient d’être mère se réveille en sursaut au milieu de la nuit, car elle a cru entendre les cris de son premier-né, qui lui demande la douce nourriture. Les yeux attachés au ciel, où le croissant de la lune errait dans les nuages, je réfléchissais sur ma destinée. Atala me semblait un monstre d’ingratitude : m’abandonner au moment du supplice, moi qui m’étais dévoué aux flammes plutôt que de la quitter ! Et pourtant je sentais que je l’aimais toujours et que je mourrais avec joie pour elle.
« Il est dans les extrêmes plaisirs un aiguillon qui nous éveille, comme pour nous avertir de profiter de ce moment rapide ; dans les grandes douleurs, au contraire, je ne sais quoi de pesant nous endort : des yeux fatigués par les larmes cherchent naturellement à se fermer, et la bonté de la Providence se fait ainsi remarquer jusque dans nos infortunes. Je cédai malgré moi à ce lourd sommeil que goûtent quelquefois les misérables. Je rêvais qu’on m’ôtait mes chaînes ; je croyais sentir ce soulagement qu’on éprouve lorsque, après avoir été fortement pressé, une main secourable relâche nos fers.
« Cette sensation devint si vive qu’elle me fit soulever les paupières. À la clarté de la lune, dont un rayon s’échappait entre deux nuages, j’entrevois une grande figure blanche penchée sur moi et occupée à dénouer silencieusement mes liens. J’allais pousser un cri, lorsqu’une main, que je reconnus à l’instant, me ferma la bouche. Une seule corde restait, mais il paraissait impossible de la couper sans toucher un guerrier qui la couvrait tout entière de son corps. Atala y porte la main ; le guerrier s’éveille à demi, et se dresse sur son séant. Atala reste immobile et le regarde. L’Indien croit voir l’Esprit des ruines ; il se recouche en fermant les yeux et en invoquant son Manitou. Le lien est brisé. Je me lève ; je suis ma libératrice, qui me tend le bout d’un arc dont elle tient l’autre extrémité. Mais que de dangers nous environnent ! Tantôt nous sommes près de heurter des sauvages endormis ; tantôt une garde nous interroge, et Atala répond en changeant sa voix. Des enfants poussent des cris, des dogues aboient. À peine sommes-nous sortis de l’enceinte funeste, que des hurlements ébranlent la forêt. Le camp se réveille, mille feux s’allument, on voit courir de tous côtés des sauvages avec des flambeaux : nous précipitons notre course.
Résumé
Dans cette partie d'Atala de Chateaubriand, le héros, Chactas, est prisonnier des Indiens Muscogulges, qui doivent décider de son sort. Un conseil est tenu pour débattre s'il doit être brûlé selon les traditions ou épargné par humanité. Finalement, la coutume ancienne l'emporte et Chactas est condamné à mourir.
Cependant, son supplice est retardé à cause de la Fête des morts, une cérémonie où les peuples honorent les défunts en exhumant leurs ossements pour les enterrer dans une tombe commune. Après cette cérémonie, Chactas est conduit au Bois du sang pour être exécuté. Attaché et surveillé, il passe la nuit dans l'attente de sa mort.
Alors qu'il sombre dans le sommeil, il est réveillé par Atala, venue secrètement le libérer. Cette scène montre à la fois la cruauté des rites traditionnels et la force des sentiments d'Atala envers Chactas.
Commentaire composé
François-René de Chateaubriand, figure emblématique du romantisme naissant, a marqué la littérature française par une œuvre où s’entrelacent lyrisme, nature et méditation philosophique. Atala, publié en 1801, s’inscrit dans cette veine en conjuguant exotisme, spiritualité et peinture passionnée des tourments humains. L’extrait proposé, qui relate la condamnation d’un prisonnier par une tribu indigène et la célébration de la Fête des morts, illustre la tension entre la beauté poétique du monde et la violence tragique des rites. Ce passage invite ainsi à une réflexion sur la nature humaine, en mettant en lumière deux axes essentiels : la nature comme miroir des émotions humaines, et l’esthétique baroque du contraste.
I. La nature comme miroir des émotions humaines
La nature occupe une place prépondérante dans l’extrait, servant à la fois de cadre et de reflet des passions humaines. Chateaubriand utilise des descriptions grandioses et animées pour traduire l’agitation intérieure des personnages. L’image des flots qui se brisent, des roseaux qui ploient ou du troupeau de cerfs qui brame (« Comme on voit les flots de la mer se briser pendant un orage... ») établit une analogie entre la tempête des éléments et la confusion du conseil. Cette personnification de la nature traduit une harmonie troublante entre l’univers physique et les tourments de l’âme, une vision propre à la sensibilité romantique.
Par ailleurs, la présence des vents, des forêts mugissantes et des cataractes lors de la Fête des morts confère à la scène une atmosphère mystique et funèbre. La nature devient alors un témoin silencieux, accompagnant les cérémonies et amplifiant leur gravité. Le figuier sauvage, sanctifié par la tradition, symbolise la permanence du cycle vital face à la fugacité des existences humaines. Cette fonction poétique renforce l’idée d’un monde où la nature partage les douleurs et les espoirs des hommes.
II. L’esthétique baroque du contraste
Le passage se caractérise par une esthétique baroque fondée sur des oppositions saisissantes. Chateaubriand juxtapose la beauté des fêtes rituelles et l’horreur des sacrifices humains. Les jeux funèbres, où s’affrontent avec grâce deux jeunes vierges, s’opposent à la barbarie du supplice qui attend le prisonnier. Cette alternance entre douceur et cruauté crée un effet de vertige, soulignant l’ambivalence des mœurs humaines.
Le narrateur exprime lui-même ce contraste lorsqu’il s’étonne que les mêmes femmes qui l’avaient secouru soient désormais avides de son supplice : « Plaignons les hommes, mon cher fils ! » Cette exclamation traduit l’amertume d’un monde où la tendresse côtoie la férocité. Le chiasme implicite entre la tendresse des mères et la brutalité des bourreaux accentue cette dualité tragique.
Enfin, la nuit qui enveloppe le supplicié dans l’attente de son châtiment vient renforcer cette esthétique du contraste. La diminution progressive des bruits humains laisse place au murmure du vent dans la forêt, comme si la nature elle-même pleurait le destin du héros. L’image de la jeune Indienne réveillée par les cris imaginaires de son enfant ajoute une touche poignante, où la vie fragile s’oppose à la mort imminente.
Cet extrait d’Atala illustre magistralement la vision du monde propre à Chateaubriand, où la beauté de la nature se mêle à la cruauté des passions humaines. Par la puissance évocatrice de ses descriptions, l’auteur confère à la nature une fonction à la fois poétique et dramatique, faisant d’elle le miroir des émotions les plus profondes. L’esthétique baroque du contraste, qui oppose la douceur des rites à la brutalité des sacrifices, souligne la dualité fondamentale de l’homme. Ce style, alliant lyrisme et méditation philosophique, confère à l’œuvre une portée universelle, témoignant de la sensibilité nouvelle qui s’épanouira pleinement dans le romantisme du XIXe siècle.