Les Caractères, La Bruyère (1688-1696)
Chapitre XI, « De l’Homme »
« Gnathon »
Gnathon ne vit que pour soi, et tous les hommes ensemble sont à son égard comme s'ils n'étaient point. Non content de remplir à une table la première place, il occupe lui seul celle de deux autres ; il oublie que le repas est pour lui et pour toute la compagnie ; il se rend maître du plat, et fait son propre1 de chaque service : il ne s'attache à aucun des mets, qu'il n'ait achevé d'essayer de tous ; il voudrait pouvoir les savourer tous tout à la fois. Il ne se sert à table que de ses mains ; il manie les viandes2, les remanie, démembre, déchire, et en use de manière qu'il faut que les conviés, s'ils veulent manger, mangent ses restes. Il ne leur épargne aucune de ces malpropretés dégoûtantes, capables d'ôter l'appétit aux plus affamés ; le jus et les sauces lui dégouttent du menton et de la barbe ; s'il enlève un ragoût de dessus un plat, il le répand en chemin dans un autre plat et sur la nappe ; on le suit à la trace. Il mange haut3 et avec grand bruit ; il roule les yeux en mangeant ; la table est pour lui un râtelier4 ; il écure ses dents, et il continue à manger. Il se fait, quelque part où il se trouve, une manière d'établissement5, et ne souffre pas d'être plus pressé6 au sermon ou au théâtre que dans sa chambre. Il n'y a dans un carrosse que les places du fond qui lui conviennent ; dans toute autre, si on veut l'en croire, il pâlit et tombe en faiblesse. S'il fait un voyage avec plusieurs, il les prévient7 dans les hôtelleries, et il sait toujours se conserver dans la meilleure chambre le meilleur lit. Il tourne tout à son usage ; ses valets, ceux d'autrui, courent dans le même temps pour son service. Tout ce qu'il trouve sous sa main lui est propre, hardes8, équipages9. Il embarrasse tout le monde, ne se contraint pour personne, ne plaint personne, ne connaît de maux que les siens, que sa réplétion10 et sa bile, ne pleure point la mort des autres, n'appréhende que la sienne, qu'il rachèterait volontiers de l'extinction du genre humain.
1 son propre : sa propriété.
2 viandes : se dit pour toute espèce de nourriture.
3 manger haut : manger bruyamment, en se faisant remarquer.
4 râtelier : assemblage de barreaux contenant le fourrage du bétail.
5 une manière d'établissement : il fait comme s'il était chez lui.
6 pressé : serré dans la foule.
7 prévenir : devancer.
8 hardes : bagages.
9 équipage : tout ce qui est nécessaire pour voyager (chevaux, carrosses, habits, etc.).
10 réplétion : surcharge d'aliments dans l'appareil digestif.
Introduction :
Dans Les Caractères, Jean de La Bruyère dresse un portrait satirique de la société de son époque en dénonçant les vices et les travers humains à travers des personnages types. Dans l’extrait intitulé « Gnathon », l’auteur peint un individu égoïste, incarnant l’anti-modèle du « honnête homme » si cher au classicisme. Ce texte, à la fois comique et critique, met en lumière le comportement odieux et asocial de Gnathon. Nous analyserons comment La Bruyère, à travers une écriture à la fois incisive et descriptive, propose une condamnation de l’égocentrisme, tout en révélant une vision pessimiste de la nature humaine.
1. Une accumulation de défauts grotesques
La Bruyère décrit Gnathon comme un personnage repoussant, tant par ses actions que par son apparence. L’accumulation des comportements inappropriés – s’approprier les plats, manger bruyamment, salir la table – renforce son côté caricatural. Des termes comme « démembre », « déchire », « répand en chemin » et « jus et sauces dégouttent » accentuent l’exagération, créant un effet comique. Ce grotesque met en évidence l’incivilité extrême du personnage, allant à l’encontre des règles de bienséance.
2. Une écriture vivante et imagée
Le portrait de Gnathon est particulièrement vivant grâce au recours à des détails visuels et auditifs : « il mange haut et avec grand bruit », « il roule les yeux en mangeant ». La Bruyère utilise également des métaphores animales pour déshumaniser Gnathon, comme lorsqu’il compare la table à un « râtelier », renforçant son instinct purement primaire et animalisé.
3. Une mise en scène comique
Le comportement outrancier de Gnathon est mis en scène comme une sorte de spectacle grotesque. Son incapacité à respecter les codes sociaux en fait une figure risible. Le comique de situation, exacerbé par des descriptions précises et exagérées, permet à La Bruyère d’attirer l’attention du lecteur tout en rendant la critique plus percutante.
1. L’égoïsme absolu
Gnathon représente l’incarnation de l’égocentrisme. Son indifférence totale envers autrui est soulignée par des expressions telles que « tous les hommes ensemble sont à son égard comme s’ils n’étaient point ». Son mépris des autres se manifeste dans tous les aspects de sa vie : il « embarrasse tout le monde » et « ne se contraint pour personne ». Cette attitude traduit un individualisme exacerbé, en opposition aux idéaux de solidarité et de respect.
2. Une critique sociale et morale
À travers Gnathon, La Bruyère dénonce les travers de son époque, où certains individus privilégient leur confort au détriment des autres. Le personnage devient un symbole de l’égoïsme et de la jouissance matérielle sans limite, révélant une société où les relations humaines sont perverties par l’absence d’altruisme. Cette critique est morale : Gnathon incarne tout ce que le classicisme rejette, à savoir le manque de maîtrise de soi et de respect des normes sociales.
3. L'opposition à l’idéal du « honnête homme »
Le « honnête homme », idéal du XVIIe siècle, incarne la mesure, la bienséance et le respect d’autrui. Gnathon, par contraste, est tout ce que cet idéal combat : glouton, grossier, individualiste, il illustre l’antithèse de la modération et de la vertu. La Bruyère invite ainsi son lecteur à rejeter de tels comportements et à valoriser un modèle de vie plus harmonieux.
1. La généralisation implicite
Si le texte se concentre sur Gnathon, il sous-entend que ce personnage n’est pas un cas isolé. En faisant de Gnathon un type, La Bruyère invite à reconnaître en lui des travers humains universels. L’égoïsme devient ici un symptôme de la nature humaine, que seule une éducation morale et sociale pourrait corriger.
2. Une vision désenchantée
La Bruyère adopte une vision pessimiste du comportement humain. Gnathon, incapable de changer ou de se remettre en question, est présenté comme irrécupérable. Cette figure montre les limites de la société lorsqu’elle échoue à inculquer les valeurs de respect et de partage.
3. Une portée morale et didactique
Le portrait de Gnathon dépasse la simple satire : il s’agit d’un avertissement moral. En ridiculisant cet égoïsme outrancier, La Bruyère pousse le lecteur à réfléchir sur ses propres comportements. Le texte revêt donc une fonction pédagogique, en rappelant l’importance des valeurs classiques de maîtrise et d’harmonie.
Avec le portrait de Gnathon, La Bruyère livre une critique virulente de l’égoïsme et du non-respect des normes sociales. Par le biais d’une caricature comique et d’une écriture vivante, il dénonce un individualisme opposé aux idéaux classiques d’ordre et de bienséance. Ce texte, ancré dans une réflexion morale et sociale, dépasse son époque en questionnant l’universalité des comportements humains. Ainsi, Les Caractères se présentent comme une œuvre intemporelle, offrant une leçon de vie autant qu’une satire mordante.