Acte 3 - Scène 5
LE COMTE, FIGARO.
[…]
Le Comte, à part.
Il veut venir à Londres ; elle n’a pas parlé.
Figaro, à part.
Il croit que je ne sais rien ; travaillons-le un peu dans son genre.
Le Comte.
Quel motif avait la comtesse pour me jouer un pareil tour ?
Figaro.
Ma foi, monseigneur, vous le savez mieux que moi.
Le Comte.
Je la préviens sur tout, et la comble de présents.
Figaro.
Vous lui donnez, mais vous êtes infidèle. Sait-on gré du superflu à qui nous prive du nécessaire ?
Le Comte.
… Autrefois tu me disais tout.
Figaro.
Et maintenant je ne vous cache rien.
Le Comte.
Combien la comtesse t’a-t-elle donné pour cette belle association ?
Figaro.
Combien me donnâtes-vous pour la tirer des mains du docteur ? Tenez, monseigneur, n’humilions pas l’homme qui nous sert bien, crainte d’en faire un mauvais valet.
Le Comte.
Pourquoi faut-il qu’il y ait toujours du louche en ce que tu fais ?
Figaro.
C’est qu’on en voit partout quand on cherche des torts.
Le Comte.
Une réputation détestable !
Figaro.
Et si je vaux mieux qu’elle ? Y a-t-il beaucoup de seigneurs qui puissent en dire autant ?
Le Comte.
Cent fois je t’ai vu marcher à la fortune, et jamais aller droit.
Figaro.
Comment voulez-vous ? La foule est là : chacun veut courir, on se presse, on pousse, on coudoie, on renverse ; arrive qui peut, le reste est écrasé. Aussi c’est fait ; pour moi, j’y renonce.
Le Comte.
À la fortune ? (À part.) Voici du neuf.
Figaro.
(À part.) À mon tour maintenant. (Haut.) Votre Excellence m’a gratifié de la conciergerie du château ; c’est un fort joli sort : à la vérité, je ne serai pas le courrier étrenné des nouvelles intéressantes ; mais, en revanche, heureux avec ma femme au fond de l’Andalousie…
Le Comte.
Qui t’empêcherait de l’emmener à Londres ?
Figaro.
Il faudrait la quitter si souvent, que j’aurais bientôt du mariage par-dessus la tête.
Le Comte.
Avec du caractère et de l’esprit, tu pourrais un jour t’avancer dans les bureaux.
Figaro.
De l’esprit pour s’avancer ? Monseigneur se rit du mien. Médiocre et rampant, et l’on arrive à tout.
Le Comte.
…Il ne faudrait qu’étudier un peu sous moi la politique.
Figaro.
Je la sais.
Le Comte.
Comme l’anglais : le fond de la langue !
Figaro.
Oui, s’il y avait ici de quoi se vanter. Mais feindre d’ignorer ce qu’on sait, de savoir tout ce qu’on ignore ; d’entendre ce qu’on ne comprend pas, de ne point ouïr ce qu’on entend ; surtout de pouvoir au delà de ses forces ; avoir souvent pour grand secret de cacher qu’il n’y en a point ; s’enfermer pour tailler des plumes, et paraître profond quand on n’est, comme on dit, que vide et creux ; jouer bien ou mal un personnage ; répandre des espions et pensionner des traîtres ; amollir des cachets, intercepter des lettres, et tâcher d’ennoblir la pauvreté des moyens par l’importance des objets : voilà toute la politique, ou je meure !
Le Comte.
Eh ! c’est l’intrigue que tu définis !
Figaro.
La politique, l’intrigue, volontiers ; mais, comme je les crois un peu germaines, en fasse qui voudra ! J’aime mieux ma mie, oh gai ! comme dit la chanson du bon roi.
[…]
Le Mariage de Figaro - Beaumarchais - Acte III, scène 5
Introduction
Dans Le Mariage de Figaro, Beaumarchais tisse une toile complexe d'intrigues, où la comédie se mêle à une critique sociale acerbe. L'œuvre se déroule sur une journée pleine de rebondissements et de quiproquos, dans laquelle Figaro, valet du Comte Almaviva, lutte pour épouser Suzanne, alors que son maître tente de séduire cette dernière. Cette scène, l'Acte III, scène 5, est un affrontement verbal entre Figaro et le Comte, où chacun cherche à déstabiliser l'autre, tout en exposant les failles et contradictions des deux personnages. Le comique de la situation repose sur l'escalade des joutes verbales, où l'ingéniosité de Figaro et l'arrogance du Comte s'opposent dans une lutte de pouvoirs.
I. La joute verbale et la manipulation de Figaro
Figaro comme maître de la manipulation
Dès le début de la scène, Figaro se montre rusé et stratégique face au Comte. En écoutant attentivement ses paroles, il perçoit l’intention de son maître de l’envoyer à Londres, et décide de jouer avec cette information : "Il croit que je ne sais rien ; travaillons-le un peu dans son genre." Figaro prend l'initiative de la conversation et utilise l’ironie et la manipulation pour déstabiliser le Comte. Il prend plaisir à répondre par des remarques décalées, comme lorsqu'il répond au Comte qu'il ne lui cache rien, alors qu'il joue précisément sur le non-dit : "Et maintenant je ne vous cache rien."
Le défi de Figaro à l’autorité du Comte
Figaro se présente non seulement comme un valet habile, mais aussi comme un personnage qui défie ouvertement l’autorité du Comte. Lorsqu’il parle de la "fortune", il déclare avec un mélange de cynisme et de sagesse populaire que la route vers le succès est semée d'embûches, mais qu'il y renonce de manière volontaire : "La foule est là : chacun veut courir, on se presse, on pousse, on coudoie, on renverse ; arrive qui peut, le reste est écrasé." Cette réflexion, teintée de réalisme social, montre le profond dégoût de Figaro pour les jeux de pouvoir et les manœuvres de la noblesse, qu’il juge corrompus et dénués de principes.
L’humour et le cynisme dans la critique de la politique
La scène se distingue aussi par la critique acerbe que fait Figaro de la politique. Lorsque le Comte lui propose de s’engager dans la politique, Figaro répond par une satire féroce : "La politique, l’intrigue, volontiers ; mais, comme je les crois un peu germaines." Figaro dénonce la manipulation, les fausses apparences et les jeux de pouvoir, en dressant un portrait satirique de la politique : "avoir souvent pour grand secret de cacher qu’il n’y en a point." Ce passage révèle à quel point Figaro se montre lucide et désabusé face à l’élite et à ses faux-semblants.
II. Le Comte face à son impuissance et son arrogance
Le Comte, un noble désabusé
Le Comte Almaviva, personnage central de la pièce, incarne l'aristocratie déchue, dont le pouvoir et l'autorité sont remis en question tout au long de la pièce. Dans cette scène, il apparaît comme un homme déstabilisé et frustré par les manœuvres de Figaro. Bien qu’il soit en position de pouvoir, son arrogance et son incapacité à réagir face aux attaques subtiles de Figaro le rendent vulnérable. Il se montre furieux et perplexe face aux répliques de Figaro, ce qui démontre l’impuissance de l’aristocrate face à l’ingéniosité du valet.
La tension croissante entre les deux personnages
Le dialogue entre Figaro et le Comte se transforme en un véritable duel de mots, dans lequel le Comte essaie de retrouver son autorité, mais sans succès. Lorsqu'il accuse Figaro d'avoir une réputation détestable, il reconnaît indirectement l'habileté de son valet, tout en essayant de le déstabiliser. Le Comte tente de réaffirmer sa supériorité en évoquant la politique et la richesse, mais ses propos sont systématiquement contrebalancés par les réponses pleines de sagesse, voire de sarcasme, de Figaro : "De l’esprit pour s’avancer ? Monseigneur se rit du mien."
L’échec de l’autorité aristocratique
La scène illustre aussi l’échec de l’autorité aristocratique face à la ruse du peuple. Le Comte, en tentant de manipuler Figaro à son tour, se trouve confronté à un valet qui lui répond avec une liberté et une audace qui remettent en question les fondements du pouvoir aristocratique. Figaro, en se jouant de la politique et de l’intrigue, défie ouvertement les codes de la société aristocratique, et ce, sans crainte de représailles, ce qui reflète le déclin de l’autorité des nobles dans une époque de changement social.
III. Le rôle de l’humour et de la satire sociale
La satire des mœurs politiques et sociales
Le Mariage de Figaro est avant tout une satire sociale et politique, et cette scène ne fait pas exception. Figaro, à travers ses remarques acerbes sur la politique, l’intrigue et la noblesse, dénonce les mécanismes de pouvoir et les failles de la société. Le discours de Figaro sur la "politique", où il décrit les manœuvres comme "répandre des espions et pensionner des traîtres", expose l’hypocrisie et la corruption qui régissent la politique de l’époque. Ce discours sert à la fois à ridiculiser l’aristocratie et à valoriser la ruse et l’intelligence populaires.
L’humour comme outil de résistance
Le comique de la situation et l’humour, bien que présents dans la pièce, prennent ici une tournure plus sérieuse, celle de la résistance à l’oppression. Figaro utilise le rire et l’ironie comme armes pour se protéger et subvertir l’ordre établi. En s’attaquant à l’idéologie aristocratique avec des répliques pleines d’esprit, il parvient à déstabiliser le Comte et à remettre en question son autorité.
Conclusion
La scène 5 de l'Acte III de Le Mariage de Figaro illustre parfaitement la tension entre la noblesse et le peuple, ainsi que la maîtrise de Figaro en tant que valet rusé. À travers une joute verbale où l'humour et le cynisme prédominent, Beaumarchais dénonce les abus de pouvoir tout en mettant en lumière les contradictions et les faiblesses de l'aristocratie. Figaro, en utilisant la ruse et la manipulation, incarne le peuple qui, bien que subordonné, trouve des moyens de résister à l'autorité et de remettre en question les structures sociales de l'époque. La scène renforce ainsi la critique sociale et politique de la pièce, tout en offrant au spectateur un moment de comédie brillante et incisive.