« Si mon songe de bonheur fut vif, il fut aussi d’une courte durée, et le réveil m’attendait à la grotte du solitaire. Je fus surpris, en y arrivant au milieu du jour, de ne pas voir Atala accourir au-devant de nos pas. Je ne sais quelle soudaine horreur me saisit. En approchant de la grotte, je n’osais appeler la fille de Lopez : mon imagination était également épouvantée, ou du bruit, ou du silence qui succéderait à mes cris. Encore plus effrayé de la nuit qui régnait à l’entrée du rocher, je dis au missionnaire : « Ô vous que le ciel accompagne et fortifie, pénétrez dans ces ombres. »
« Qu’il est faible celui que les passions dominent ! qu’il est fort celui qui se repose en Dieu ! Il y avait plus de courage dans ce cœur religieux, flétri par soixante-seize années, que dans toute l’ardeur de ma jeunesse. L’homme de paix entra dans la grotte, et je restai au dehors, plein de terreur. Bientôt un faible murmure semblable à des plaintes sortit du fond du rocher et vint frapper mon oreille. Poussant un cri et retrouvant mes forces, je m’élançai, dans la nuit de la caverne… Esprits de mes pères, vous savez seuls le spectacle qui frappa mes yeux !
« Le solitaire avait allumé un flambeau de pin ; il le tenait d’une main tremblante au-dessus de la couche d’Atala. Cette belle et jeune femme, à moitié soulevée sur le coude, se montrait pâle et échevelée. Les gouttes d’une sueur pénible brillaient sur son front ; ses regards à demi éteints cherchaient encore à m’exprimer son amour, et sa bouche essayait de sourire. Frappé comme d’un coup de foudre, les yeux fixés, les bras étendus, les lèvres entr’ouvertes, je demeurai immobile. Un profond silence règne un moment parmi les trois personnages de cette scène de douleur. Le solitaire le rompt le premier : « Ceci, dit-il, ne sera qu’une fièvre occasionnée par la fatigue, et si nous nous résignons à la volonté de Dieu, il aura pitié de nous. »
« À ces paroles, le sang suspendu reprit son cours dans mon cœur, et, avec la mobilité du sauvage, je passai subitement de l’excès de la crainte à l’excès de la confiance. Mais Atala ne m’y laissa pas longtemps. Balançant tristement la tête, elle nous fit signe de nous approcher de sa couche.
« Mon père, dit-elle d’une voix affaiblie en s’adressant au religieux, je touche au moment de la mort. Ô Chactas ! écoute sans désespoir le funeste secret que je t’ai caché, pour ne pas te rendre trop misérable et pour obéir à ma mère. Tâche de ne pas m’interrompre par des marques d’une douleur qui précipiterait le peu d’instants que j’ai à vivre. J’ai beaucoup de choses à raconter, et aux battements de ce cœur, qui se ralentissent… à je ne sais quel fardeau glacé que mon sein soulève à peine… je sens que je ne me saurais trop hâter. »
« Après quelques moments de silence, Atala poursuivit ainsi :
« Ma triste destinée a commencé presque avant que j’eusse vu la lumière. Ma mère m’avait conçue dans le malheur ; je fatiguais son sein, et elle me mit au monde avec de grands déchirements d’entrailles ; on désespéra de ma vie. Pour sauver mes jours, ma mère fit un vœu, elle promit à la Reine des Anges que je lui consacrerais ma virginité si j’échappais à la mort… Vœu fatal, qui me précipite au tombeau !
« J’entrais dans ma seizième année, lorsque je perdis ma mère. Quelques heures avant de mourir, elle m’appela au bord de sa couche. « Ma fille, me dit-elle en présence d’un missionnaire qui consolait ses derniers instants ; ma fille, tu sais le vœu que j’ai fait pour toi. Voudrais-tu démentir ta mère ? Ô mon Atala ! je te laisse dans un monde qui n’est pas digne de posséder une chrétienne, au milieu d’idolâtres qui persécutent le Dieu de ton père et le mien, le Dieu qui, après t’avoir donné le jour, te l’a conservé par un miracle. Eh ! ma chère enfant, en acceptant le voile des vierges, tu ne fais que renoncer aux soucis de la cabane et aux funestes passions qui ont troublé le sein de ta mère ! Viens donc, ma bien-aimée, viens, jure sur cette image de la Mère du Sauveur, entre les mains de ce sain prêtre et de ta mère expirante, que tu ne me trahiras point à la face du ciel. Songe que je me suis engagée pour toi, afin de te sauver la vie, et que si tu ne tiens ma promesse, tu plongeras l’âme de ta mère dans des tourments éternels. »
« Ô ma mère ! pourquoi parlâtes-vous ainsi ! Ô religion qui fais à la fois mes maux et ma félicité, qui me perds et qui me consoles ! Et toi, cher et triste objet d’une passion qui me consume jusque dans les bras de la mort, tu vois maintenant, ô Chactas, ce qui a fait la rigueur de notre destinée !… Fondant en pleurs et me précipitant dans le sein maternel, je promis tout ce qu’on me voulut faire promettre. Le missionnaire prononça sur moi les paroles redoutables, et me donna le scapulaire qui me lie pour jamais. Ma mère me menaça de sa malédiction si jamais je rompais mes vœux, et après m’avoir recommandé un secret inviolable envers les païens, persécuteurs de ma religion, elle expira en me tenant embrassée.
« Je ne connus pas d’abord le danger de mes serments. Pleine d’ardeur et chrétienne véritable, fière du sang espagnol qui coule dans mes veines, je n’aperçus autour de moi que des hommes indignes de recevoir ma main ; je m’applaudis de n’avoir d’autre époux que le Dieu de ma mère. Je te vis, jeune et beau prisonnier, je m’attendris sur ton sort, je t’osai parler au bûcher de la forêt : alors je sentis tout le poids de mes vœux. »
Résumé
Cet extrait raconte le moment où Chactas découvre Atala gravement malade dans la grotte du solitaire. Atala révèle alors à Chactas le secret qui a marqué sa vie : sa mère, pour la sauver lorsqu’elle était enfant, a fait le vœu de consacrer sa virginité à Dieu. Avant de mourir, sa mère lui a fait prêter serment de ne jamais rompre ce vœu, sous peine de la condamner à la damnation éternelle. Cet engagement religieux a été la cause de la souffrance d'Atala, l'empêchant de vivre son amour pour Chactas. Le passage illustre le conflit entre la passion amoureuse et la foi religieuse, thème central du roman.
Commentaire composé
François-René de Chateaubriand, figure emblématique du romantisme naissant, s'inscrit dans une époque où la littérature se teinte d'élans lyriques et d'une quête spirituelle. Son roman Atala, publié en 1801, incarne cette fusion entre la sensibilité romantique et la religiosité chrétienne. L’extrait étudié, qui relate la mort tragique de l’héroïne, met en lumière les tensions entre passion, foi et fatalité. Ce passage poignant permet de dégager deux axes essentiels : d'une part, la scène de mélancolie et de mort, modèle idolâtre du romantisme chateaubrianesque, et d'autre part, l'écriture religieuse qui imprègne la destinée des personnages.
Cet extrait offre une scène dramatique où la mort s’impose comme une fatalité inéluctable, illustrant parfaitement l’idéal romantique. Dès le début, la mélancolie s’installe à travers l'attente angoissée de Chactas : « Je fus surpris, en y arrivant au milieu du jour, de ne pas voir Atala accourir au-devant de nos pas ». La phrase, empreinte d’un registre pathétique, exprime une inquiétude grandissante, traduisant la fragilité de l’instant. L’imagination du héros, hantée par la peur, se manifeste par l’antithèse « épouvantée, ou du bruit, ou du silence », qui souligne l’ambivalence de son appréhension.
La description d’Atala sur son lit de mort s’inscrit dans une véritable peinture romantique. L’image de la jeune femme « pâle et échevelée » rappelle les figures féminines idéalisées de l’esthétique du XVIIIe siècle, comme l’Ophélie de Shakespeare. Le champ lexical de la souffrance – « sueur pénible », « regards à demi éteints », « bouche essayait de sourire » – accentue la beauté tragique de cette mort annoncée. Ce tableau pathétique s'accompagne d'un silence pesant, que le narrateur compare à une sorte de sidération funèbre : « Un profond silence régna un moment parmi les trois personnages de cette scène de douleur ».
La structure même du passage renforce cette dramaturgie. Le rythme saccadé, ponctué de phrases courtes et de suspensions, traduit la tension émotionnelle qui envahit les protagonistes. La métaphore filée du « cœur suspendu » illustre la vulnérabilité du narrateur face à la puissance des passions. Cette scène illustre ainsi l'idéal romantique selon lequel l'amour se heurte irrémédiablement à la fatalité de la mort.
Chateaubriand confère à son récit une dimension profondément spirituelle, où la foi chrétienne se présente à la fois comme un refuge et une malédiction. Le personnage du Père Aubry, désigné par la périphrase « l’homme de paix », incarne la figure du guide spirituel. Son exhortation : « Qu’il est faible celui que les passions dominent ! qu’il est fort celui qui se repose en Dieu ! » oppose deux visions du monde : la faiblesse des hommes soumis à leurs désirs et la force intérieure que procure la foi.
La figure de la Vierge Marie est omniprésente dans le discours d’Atala. La promesse faite à la « Reine des Anges » souligne la sacralisation du destin de l’héroïne. Cette consécration est toutefois vécue comme une malédiction : « Ô religion qui fais à la fois mes maux et ma félicité ! ». L’antithèse exprime la tension entre la consolation spirituelle et la douleur des renoncements imposés.
L’Espagne, évoquée à travers la fierté d'Atala pour son sang espagnol, renvoie à l’influence du catholicisme rigoureux qui marque son destin. Le rôle de la mère, figure tutélaire et oppressante, reflète cette tradition religieuse où la parole maternelle se confond avec la volonté divine : « je te laisse dans un monde qui n’est pas digne de posséder une chrétienne ». La religion apparaît ainsi comme une force à la fois rédemptrice et aliénante, qui scelle le sort des personnages.
Au-delà du drame individuel, Chateaubriand élabore une méditation sur la destinée humaine et le rôle de la Providence. Le motif du serment, omniprésent dans l’extrait, souligne la puissance des engagements pris devant Dieu. La promesse d'Atala devient une chaîne indestructible qui la lie au divin : « Je m’applaudis de n’avoir d’autre époux que le Dieu de ma mère ».
Le passage explore également l’idée d’une résignation face à la volonté divine : « si nous nous résignons à la volonté de Dieu, il aura pitié de nous ». La foi apparaît ici comme un refuge ultime face aux vicissitudes de l’existence. Cette réflexion s’accompagne d’une critique implicite des passions humaines, que Chateaubriand présente comme destructrices. L'opposition entre Chactas, dominé par ses émotions, et le Père Aubry, symbole de sérénité, illustre cette tension entre raison et sentiment.
Enfin, la destinée tragique d’Atala s’inscrit dans une perspective métaphysique où la souffrance terrestre prépare l'âme à l'éternité. Cette vision transcendantale confère à la mort une dimension rédemptrice, où l'amour terrestre s'efface devant l'amour divin.
Cet extrait d’Atala illustre avec éloquence la synthèse entre la sensibilité romantique et la spiritualité chrétienne qui caractérise l’œuvre de Chateaubriand. À travers une écriture à la fois lyrique et mystique, l’auteur exalte la beauté tragique de l’amour empêché, tout en méditant sur la fragilité de l’existence humaine. La figure d’Atala, déchirée entre ses passions et ses devoirs religieux, incarne ce dilemme propre à l’âme romantique. La langue de Chateaubriand, riche en images poétiques et en figures de style, confère à ce récit une dimension universelle, où la douleur individuelle se fond dans une réflexion plus vaste sur la condition humaine et la foi en Dieu.