Les arrangements d’affaires retardèrent de quelques semaines la conclusion du mariage. Charles continuait à aller chez madame de Thémines, et souvent il restait à Paris deux ou trois jours de suite : ces absences m’affligeaient, et j’étais mécontente de moi-même, en voyant que je préférais mon bonheur à celui de Charles ; ce n’est pas ainsi que j’étais accoutumée à aimer. Les jours où il revenait étaient des jours de fête ; il me racontait ce qui l’avait occupé ; et s’il avait fait quelques progrès dans le cœur d’Anaïs, je m’en réjouissais avec lui. Un jour pourtant il me parla de la manière dont il voulait vivre avec elle : « Je veux obtenir toute sa confiance, me dit-il, et lui donner toute la mienne ; je ne lui cacherai rien, elle saura toutes mes pensées, elle connaîtra tous les mouvements secrets de mon cœur ; je veux qu’il y ait entre elle et moi une confiance comme la nôtre, Ourika. » Comme la nôtre ! Ce mot me fit mal ; il me rappela que Charles ne savait pas le seul secret de ma vie, et il m’ôta le désir de le lui confier. Peu à peu les absences de Charles devinrent plus longues ; il n’était presque plus à Saint-Germain que des instants ; il venait à cheval pour mettre moins de temps en chemin, il retournait l’après-dînée à Paris, de sorte que tous les soirs se passaient sans lui. Madame de B. plaisantait souvent de ces longues absences ; j’aurais bien voulu faire comme elle !
Un jour, nous nous promenions dans la forêt. Charles avait été absent presque toute la semaine ; je l’aperçus tout à coup à l’extrémité de l’allée où nous marchions ; il venait à cheval, et très-vite. Quand il fut près de l’endroit où nous étions, il sauta à terre et se mit à se promener avec nous ; après quelques minutes de conversation générale, il resta en arrière avec moi, et nous recommençâmes à causer comme autrefois ; j’en fis la remarque. « Comme autrefois ! s’écria-t-il ; ah ! quelle différence ! avais-je donc quelque chose à dire dans ce temps-là ? Il me semble que je n’ai commencé à vivre que depuis deux mois. Ourika, je ne vous dirai jamais ce que j’éprouve pour elle ! Quelquefois je crois sentir que mon âme tout entière va passer dans la sienne. Quand elle me regarde, je ne respire plus ; quand elle rougit, je voudrais me prosterner à ses pieds pour l’adorer. Quand je pense que je vais être le protecteur de cet ange, qu’elle me confie sa vie, sa destinée ; ah ! que je suis glorieux de la mienne ! Que je la rendrai heureuse ! Je serai pour elle le père, la mère qu’elle a perdus ; mais je serai aussi son mari, son amant ! Elle me donnera son premier amour ; tout son cœur s’épanchera dans le mien ; nous vivrons de la même vie, et je ne veux pas que, dans le cours de nos longues années, elle puisse dire qu’elle ait passé une heure sans être heureuse. Quelles délices, Ourika, de penser qu’elle sera la mère de mes enfants, qu’ils puiseront la vie dans le sein d’Anaïs ! Ah ! ils seront doux et beaux comme elle ! Qu’ai-je fait, ô Dieu ! pour mériter tant de bonheur ! » Hélas ! j’adressais en ce moment au ciel une question toute contraire ! Depuis quelques instants j’écoutais ces paroles passionnées avec un sentiment indéfinissable. Grand Dieu ! vous êtes témoin que j’étais heureuse du bonheur de Charles ; mais pourquoi avez-vous donné la vie à la pauvre Ourika ? pourquoi n’est-elle pas morte sur ce bâtiment négrier d’où elle fut arrachée, ou sur le sein de sa mère ? Un peu de sable d’Afrique eût recouvert son corps, et ce fardeau eût été bien léger ! Qu’importait au monde qu’Ourika vécût ? Pourquoi était-elle condamnée à la vie ? C’était donc pour vivre seule, toujours seule ; jamais aimée ! Ô mon Dieu, ne le permettez pas ! Retirez de la terre la pauvre Ourika ! Personne n’a besoin d’elle ; n’est-elle pas seule dans la vie ? Cette affreuse pensée me saisit avec plus de violence qu’elle n’avait encore fait. Je me sentis fléchir, je tombai sur les genoux, mes yeux se fermèrent, et je crus que j’allais mourir. En achevant ces paroles, l’oppression de la pauvre religieuse parut s’augmenter ; sa voix s’altéra, et quelques larmes coulèrent le long de ses joues flétries. Je voulus l’engager à suspendre son récit ; elle s’y refusa. Ce n’est rien, me dit-elle ; maintenant le chagrin ne dure pas dans mon cœur ; la racine en est coupée. Dieu a eu pitié de moi ; il m’a retirée lui-même de cet abîme où je n’étais tombée que faute de le connaître et de l’aimer. N’oubliez donc pas que je suis heureuse ; mais, hélas ! ajouta-t-elle, je ne l’étais pas alors. Jusqu’à l’époque dont je viens de vous parler, j’avais supporté mes peines ; elles avaient altéré ma santé, mais j’avais conservé ma raison et une sorte d’empire sur moi-même ; mon chagrin, comme le ver qui dévore le fruit, avait commencé par le cœur ; je portais dans mon sein le germe de la destruction, lorsque tout était encore plein de vie au dehors de moi. La conversation me plaisait, la discussion m’animait ; j’avais même conservé une sorte de gaîté d’esprit ; mais j’avais perdu les joies du cœur. Enfin, jusqu’à l’époque dont je viens de vous parler, j’étais plus forte que mes peines ; je sentais qu’à présent mes peines seraient plus fortes que moi. Charles me rapporta dans ses bras jusqu’à la maison : là tous les secours me furent donnés, et je repris connaissance. En ouvrant les yeux, je vis madame de B. à côté de mon lit ; Charles me tenait une main : ils m’avaient soigné eux-mêmes, et je vis sur leurs visages un mélange d’anxiété et de douleur qui pénétra jusqu’au fond de mon âme ; je sentis la vie revenir en moi ; mes pleurs coulèrent. Madame de B. les essuyait doucement ; elle ne me disait rien, elle ne me faisait pas de questions : Charles m’en accabla. Je ne sais ce que je lui répondis ; je donnais pour cause à mon accident le chaud, la longueur de la promenade ; il me crut, et l’amertume rentra dans mon âme en voyant qu’il me croyait ; mes larmes se séchèrent ; je me dis qu’il était donc bien facile de tromper ceux dont l’intérêt était ailleurs ; je retirai ma main qu’il tenait encore, et je cherchai à paraître tranquille. Charles partit, comme de coutume, à cinq heures ; j’en fus blessée ; j’aurais voulu qu’il fût inquiet de moi ; je souffrais tant ! Il serait parti de même, je l’y aurais forcé ; mais je me serais dit qu’il me devait le bonheur de sa soirée, et cette pensée m’eût consolée. Je me gardai bien de montrer à Charles ce mouvement de mon cœur ; les sentiments délicats ont une sorte de pudeur ; s’ils ne sont pas devinés, ils sont incomplets : on dirait qu’on ne peut les éprouver qu’à deux.
Résumé
Le mariage de Charles est retardé à cause de questions pratiques. Charles continue à passer du temps chez madame de Thémines et à aller souvent à Paris, ce qui rend Ourika triste, car elle se sent délaissée. Charles parle avec enthousiasme de son amour pour Anaïs et de la confiance qu'il veut construire avec elle, mais cela blesse Ourika car il ne lui confie pas son secret le plus intime.
Peu à peu, Charles est de plus en plus absent, ce qui cause à Ourika une grande souffrance intérieure. Lors d’une promenade, Charles lui confie ses sentiments passionnés pour Anaïs et son bonheur d’être bientôt son mari. Ourika, bien qu’heureuse pour lui, se sent profondément seule et désespérée, se demandant pourquoi elle doit vivre une vie sans amour.
Soudain, Ourika est prise d’une grande faiblesse, tombe à genoux et croit qu’elle va mourir. Charles et madame de B. la soignent. Quand elle reprend connaissance, elle se sent blessée que Charles ne semble pas inquiet pour elle. Elle cache sa tristesse et sa douleur, car elle sait que les sentiments les plus délicats ont besoin d’être partagés pour exister pleinement.
Commentaire composé
Ourika est un court roman épistolaire de Claire de Duras, publié en 1823, qui s’inscrit dans le contexte complexe du début du XIXe siècle, entre abolitionnisme naissant et société aristocratique encore très hiérarchisée. Claire de Duras, femme de lettres sensible et engagée, aborde dans cette œuvre la question douloureuse de l’identité, de l’exclusion sociale et du racisme à travers le destin tragique d’Ourika, une jeune femme noire élevée dans une famille aristocratique française. Ce passage illustre le conflit intérieur d’Ourika, tiraillée entre son amour dévoué pour Charles, son chagrin profond et sa conscience cruelle de sa différence.
La scène met en lumière un moment clé : la confidence de Charles sur sa relation avec Anaïs, qui ravive en Ourika une douleur sourde et révèle la tension entre désir, exclusion et souffrance intime. La problématique qui guidera notre analyse sera donc : comment Claire de Duras exprime-t-elle, à travers la voix d’Ourika, la douleur intime d’un amour impossible et la violence de l’exclusion sociale, par un travail subtil sur la langue, les figures de style et le pathétique ?
Pour y répondre, nous étudierons successivement :
Le langage de la confiance bafouée : une courtoisie qui fait mal
La métaphore du chagrin et la solitude d’Ourika : le ver qui ronge le cœur
La tension entre empathie et incompréhension : Madame de B. et Charles face à Ourika
Le passage s’ouvre sur la déclaration de Charles qui affirme vouloir une « confiance comme la nôtre, Ourika » entre lui et Anaïs. Ce « comme la nôtre » est porteur d’une double signification et devient une figure de style centrale, un oxymore émotionnel : d’un côté, il exprime une proximité sincère, mais de l’autre, il blesse Ourika, car cette confiance « me fit mal ». Ce contraste souligne une ironie dramatique : Charles parle de confiance, mais il ignore le secret le plus intime d’Ourika, ce qui accentue le décalage entre leur relation apparente et la réalité intérieure d’Ourika.
Cette phrase est répétée et mise en relief par une ellipse puis une anaphore implicite (« Comme la nôtre ! Ce mot me fit mal »), qui accentue la douleur. Le mot « nôtre » renvoie à une intimité privilégiée, mais dans la bouche d’Ourika il devient une arme cruelle, car elle sait qu’elle n’a pas l’amour de Charles, et que sa peau seule la sépare de cette possibilité : « C’est seulement sa peau qui l’entrave ». La langue polie, presque courtoise de Charles, son style soigné et ses promesses affectueuses, s’opposent ici à la dure réalité raciale qui condamne Ourika à l’oubli.
Le discours de Charles, empreint de douceur et d’une sorte d’émerveillement (« Quelquefois je crois sentir que mon âme tout entière va passer dans la sienne », « je voudrais me prosterner à ses pieds »), utilise une hyperbole passionnée et des métaphores amoureuses religieuses (« adorer », « protecteur », « père, mère, mari, amant »), qui contrastent fortement avec le silence et la souffrance d’Ourika, mise à l’écart malgré ses sentiments. Cette langue courtoise masque un rejet social implicite, que la jeune femme ressent cruellement.
Le passage offre un moment d’une rare intensité psychologique à travers la métaphore filée du chagrin : « mon chagrin, comme le ver qui dévore le fruit, avait commencé par le cœur ». Cette image puissante, à la fois simple et symbolique, fait du chagrin un ver destructeur, lent mais inéluctable, qui attaque l’intérieur même d’Ourika, le « germe de la destruction » niché en son sein.
Cette métaphore est paradoxale : alors que tout autour d’elle semble « plein de vie », Ourika porte en elle un mal invisible qui la ronge. Le fruit, symbole de vie et de croissance, est déjà altéré, ce qui suggère un contraste poignant entre apparence et réalité, mais aussi un figuré de la fatalité intérieure qui la conduit vers la destruction psychologique. Ce ver est le symbole du racisme intériorisé, de la solitude imposée, mais aussi d’un amour impossible qui la consume.
On retrouve ici la figure de l’antithèse : « j’avais conservé une sorte de gaîté d’esprit ; mais j’avais perdu les joies du cœur ». Cette opposition souligne le déchirement d’Ourika, entre l’apparence d’une femme forte et animée, et son désespoir intime. La personnification du chagrin comme une entité vivante et dévorante amplifie le pathétique et invite le lecteur à ressentir l’angoisse d’Ourika.
Son cri désespéré : « pourquoi avez-vous donné la vie à la pauvre Ourika ? » est une interpellation tragique, un appel au ciel, qui accentue la dimension universelle de sa douleur. L’usage du registre pathétique, renforcé par les questions rhétoriques (« pourquoi était-elle condamnée à la vie ? »), provoque l’émotion et met en lumière l’injustice d’une vie marquée par l’exclusion.
Enfin, le texte oppose deux figures féminines face à la souffrance d’Ourika : Madame de B. et Charles. Madame de B. « essuyait doucement » les larmes d’Ourika, dans un silence complice, sans la questionner, ce qui traduit une forme d’empathie silencieuse et respectueuse. Par son geste tendre et discret, elle incarne une présence douce, presque maternelle, qui contraste avec l’attitude de Charles.
Charles, au contraire, « m’en accabla » de questions, sans comprendre la profondeur du mal d’Ourika. Cette différence crée un climat d’incompréhension et d’isolement : la confiance n’est pas réciproque, le dialogue est impossible. Ourika ressent une amertume cuisante, soulignée par l’antithèse « il me crut, et l’amertume rentra dans mon âme », où la naïveté de Charles blesse encore davantage, car il croit une excuse banale, ne voyant pas la vérité du mal.
Le silence de Madame de B. et la parole insistante de Charles illustrent la difficulté d’Ourika à se faire entendre, renforçant la thématique de l’incommunicabilité du mal racial et affectif. La dernière phrase, « les sentiments délicats ont une sorte de pudeur ; s’ils ne sont pas devinés, ils sont incomplets », résume la tragédie intime d’Ourika : son amour, son chagrin, son humanité, restent invisibles et incompris, amputés par la société.
Dans cet extrait d’Ourika, Claire de Duras donne à entendre la voix d’une héroïne déchirée par un amour impossible et une exclusion sociale douloureuse. À travers un style élégiaque mêlant une langue courtoise pleine de douceur, des métaphores filées puissantes et une analyse fine des relations humaines, l’auteure fait surgir la douleur intime d’Ourika, ce « fruit » rongé par le « ver » du chagrin. Le contraste entre la courtoisie apparente de Charles et la compassion silencieuse de Madame de B. souligne la difficulté d’être reconnue et aimée pleinement. Ce passage invite le lecteur à méditer sur la nature de la confiance, la solitude du rejeté, et la complexité des sentiments humains dans une société inégalitaire.
Ainsi, Claire de Duras dépasse la simple histoire personnelle pour offrir un témoignage universel sur la fragilité et la force de l’âme humaine face à l’injustice et au racisme.