Electre, Oreste, le mendiant.
ORESTE. – Pourquoi hais-tu à ce point notre mère, Électre ?
ÉLECTRE. – Ne parle pas d’elle, surtout pas d’elle. Imaginons une minute, pour notre bonheur, que nous ayons été enfantés sans mère. Ne parle pas.
ORESTE. – J’ai tout à te dire.
ÉLECTRE. – Tu me dis tout par ta présence. Tais-toi. Baisse les yeux. Ta parole et ton regard m’atteignent trop durement, me blessent. Souvent je souhaitais, si jamais un jour je te retrouvais, de te retrouver dans ton sommeil. Retrouver à la fois le regard, la voix, la vie d’Oreste, je n’en puis plus. Il eût fallu que je m’entraîne sur une forme de toi, d’abord morte, peu à peu vivante. Mais mon frère est né comme le soleil, une brute d’or à son lever… Ou que je sois aveugle, et que je regagne mon frère sur le monde à tâtons… Ô joie d’être aveugle, pour la sœur qui retrouve son frère. Vingt ans mes mains se sont égarées sur l’ignoble ou sur le médiocre, et voilà qu’elles touchent un frère. Un frère où tout est vrai. Il pourrait y avoir, insérés dans cette tête, dans ce corps, des fragments suspects, des fragments faux. Par un merveilleux hasard, tout est fraternel dans Oreste, tout est Oreste !
ORESTE. – Tu m’étouffes.
ÉLECTRE. – Je ne t’étouffe pas… Je ne te tue pas… Je te caresse. Je t’appelle à la vie. De cette masse fraternelle que j’ai à peine vue dans mon éblouissement, je forme mon frère avec tous ses détails. Voilà que j’ai fait la main de mon frère, avec son beau pouce si net. Voilà que j’ai fait la poitrine de mon frère, et que je l’anime, et qu’elle se gonfle et expire, en donnant la vie à mon frère. Voilà que je fais son oreille. Je te la fais petite, n’est-ce pas, ourlée, diaphane comme l’aile de la chauve-souris ?… Un dernier modelage, et l’oreille est finie. Je fais les deux semblables. Quelle réussite, ces oreilles ! Et voilà que je fais la bouche de mon frère, doucement sèche, et je la cloue toute palpitante sur son visage… Prends de moi ta vie, Oreste, et non de ta mère !
[...]
Electre - Jean Giraudoux - ACTE I, Scène 8 (début de la scène)
Dans l'Acte I, Scène 8 de Électre de Jean Giraudoux, un moment intense de la pièce se déroule entre Électre et Oreste, où la quête de vérité et de réconciliation familiale s'entrelace avec des sentiments d'angoisse et de frustration. Ce passage met en lumière la complexité des relations familiales, le poids du passé, et l'obsession d'Électre pour la figure de son frère. Par le biais d'un discours passionné, Électre cherche à reconnecter avec Oreste, mais d'une manière qui révèle une profonde souffrance et une distorsion de la réalité.
La première phrase d’Électre, "Ne parle pas d’elle, surtout pas d’elle", marque immédiatement la tension qui règne dans cette scène. La figure maternelle, Clytemnestre, est évitée et rejetée par Électre, non seulement en raison de la douleur que son existence inflige, mais aussi parce que, pour elle, la mère représente l’origine du malheur. Elle rêve d’un passé sans mère, un idéal utopique où les enfants auraient été "enfantés sans mère", comme si cela pourrait effacer les cicatrices laissées par la famille et les événements tragiques. Cette vision souligne l’ampleur de la haine qu’Électre éprouve pour sa mère, mais aussi la manière dont elle se réfugie dans l’illusion d’une réconciliation possible avec son frère.
La relation qu’Électre entretient avec son frère, Oreste, prend une dimension presque mystique dans cette scène. Elle parle de lui comme d'une entité presque parfaite, une réincarnation de la fratrie idéale qu’elle a perdue. "Il pourrait y avoir, insérés dans cette tête, dans ce corps, des fragments suspects, des fragments faux", dit-elle, mais ce doute est balayé par la certitude que tout en Oreste est "fraternel", tout est "Oreste". Cette idéalisation de son frère montre la quête d’Électre non seulement pour l’amour fraternel, mais aussi pour la pureté et la vérité qu’elle associe à sa relation avec lui.
Les gestes d’Électre, qui semblent façonner son frère à travers des détails corporels — la main, la poitrine, l’oreille, la bouche — révèlent une obsession presque artisanale et presque psychotique pour reconstituer une version parfaite de son frère. Chaque détail est minutieusement modelé, comme si la vie et la réalité elles-mêmes pouvaient être recréées à partir de son désir. Son action prend des dimensions presque religieuses, comme si elle avait la capacité de redonner vie à son frère selon son propre idéal.
La scène montre également qu’Électre, dans son désir de ressusciter son frère, cherche à prendre le contrôle total sur sa destinée et à refuser la part de Clytemnestre dans cette relation. Elle veut donner à Oreste "sa vie", un acte symbolique de rejet de la maternité et de la figure maternelle. C’est une tentative de purification de l’héritage familial à travers un lien fraternel pur et vrai.
La manière dont Électre s’exprime à propos de son frère oscille entre l’amour et une forme de domination. Lorsqu’elle lui dit : "Je te caresse. Je t’appelle à la vie", il devient évident que son geste est à la fois un désir d’intimité et un acte de pouvoir. Son besoin de "faire" son frère, de lui donner vie à travers son propre regard et ses propres désirs, témoigne de la nature possessive de son amour. Ce n’est pas simplement un amour fraternel pur, mais une tentative de contrôler et de subjuguer cette relation à ses propres attentes. Le passage où elle parle de "modeler" chaque partie du corps d’Oreste montre qu’elle ne cherche pas seulement la communion avec lui, mais aussi à reconstruire une image de son frère qui répond à ses propres désirs de vérité et de justice.
L’ambiguïté est renforcée par la réaction d’Oreste : "Tu m’étouffes." Cette réponse met en lumière la tension sous-jacente entre les deux personnages. Oreste, bien qu’il soit le frère d’Électre, semble percevoir l’intensité de l'attachement d’Électre comme une forme d’emprise qui l’étouffe. Cela montre que la quête de vérité d’Électre, bien qu’elle soit motivée par un désir de justice et de pureté, peut aussi avoir des aspects écrasants et destructeurs pour ceux qu’elle aime.
Cette scène met en lumière les thèmes du rejet, de l’obsession et du pouvoir dans la relation fraternelle. Électre, en cherchant à ressusciter son frère, cherche à échapper à la douleur infligée par la mère et à recréer une réalité idéale, mais son geste est aussi porteur de danger. La quête de vérité et de réconciliation familiale est ici complexe et douloureuse, marquée par la tentation de transformer la réalité selon des critères personnels. Le dialogue entre Électre et Oreste révèle ainsi la profonde ambivalence des sentiments humains, où l’amour peut se confondre avec la domination, et où le désir de vérité peut entraîner la destruction de la paix intérieure et des relations authentiques. Giraudoux illustre ici la tragédie de personnages pris dans l’inextricable entrelacement de la mémoire, du désir et de la réconciliation.