Bonjour. Oui, le ciel est beau, on dirait un coloriage d’enfants. Ou une prière exaucée. J’ai passé une mauvaise nuit. Une nuit de colère. De cette colère qui prend à la gorge, te piétine, te harcèle en te posant la même question, te torture pour t’arracher un aveu ou un nom. Tu en sors meurtri, comme après un interrogatoire, avec, en plus, le sentiment d’avoir trahi.
Tu me demandes si je veux continuer ? Oui, bien sûr, pour une fois que j’ai l’occasion de me débarrasser de cette histoire !
Enfant, je n’ai eu droit, longtemps, qu’à un seul conte faussement merveilleux raconté le soir. Celui de Moussa le frère tué et qui, selon l’humeur de ma mère, prenait chaque fois des formes différentes. Dans ma mémoire, ces nuits sont associées aux hivers pluvieux, à la lumière du quinquet éclairant faiblement notre taudis et au murmure de M’ma. Cela n’arrivait pas souvent, c’était seulement quand on manquait de nourriture, quand il faisait trop froid ou quand M’ma se sentait peut-être encore plus veuve que d’habitude, je crois. Oh tu sais, les contes meurent et je ne me souviens pas de tout ce que la pauvre femme me racontait, mais elle savait convoquer ce qui lui restait de mémoire de ses propres parents, de sa tribu d’origine et de ce que l’on disait entre femmes. Des choses improbables et des histoires de lutte à bras-le-corps entre Moussa, géant invisible et le gaouri, le roumi, le Français obèse, voleur de sueur et de terre. Ainsi, Moussa mon frère était, dans nos imaginaires, mandaté pour accomplir différentes tâches : rendre une gifle reçue, venger une insulte, récupérer une terre spoliée, reprendre un salaire. Du coup, Moussa, dans la légende, avait un cheval, une épée et l’aura des revenants venus réparer l’injustice. Enfin, tu devines. Vivant, déjà, il avait sa réputation d’homme irascible et d’amateur de boxe sauvage. L’essentiel des récits de M’ma se concentrait pourtant dans la chronique du dernier jour de Moussa, premier jour de son immortalité en quelque sorte. M’ma savait détailler cette journée jusqu’à la rendre hallucinante et presque vivante. Elle me décrivait non pas un meurtre et une mort, mais une fantastique transformation, celle d’un simple jeune homme des quartiers pauvres d’Alger devenu héros invincible attendu comme un sauveur. Les versions changeaient. Parfois, Moussa avait quitté la maison un peu plus tôt, réveillé par un rêve prémonitoire ou une voix terrifiante qui avait prononcé son nom. D’autres fois, il avait répondu à l’appel d’amis, ouled el-houmma, jeunes désœuvrés, amateurs de jupons, de cigarettes et de balafres. Un sombre conciliabule avait suivi, qui s’était soldé par la mort de Moussa. Je ne sais plus. M’ma avait mille et un récits et la vérité m’importait peu à cet âge. Ce qui comptait surtout dans ces moments-là, c’était cette proximité presque sensuelle avec M’ma et une sourde réconciliation pour les heures de la nuit qui s’annonçait. Au réveil, tout reprenait sa place, ma mère dans un monde, moi dans un autre.
Que voulez-vous que je vous dise, monsieur l’enquêteur, sur un crime commis dans un livre ? Je ne sais pas ce qui, le jour de cet été funeste, s’est passé entre six heures du matin et quatorze heures, l’heure du décès. Voilà ! D’ailleurs, quand Moussa a été tué, personne n’est venu nous interroger. Il n’y a pas eu d’enquête sérieuse. J’ai de la peine à me souvenir de ce que je faisais moi- même ce jour-là. Dans la rue, le monde avait réveillé les mêmes personnages de notre quartier. Vers le bas, les fils de Taoui. Un bonhomme lourd, à la jambe gauche malade et traînante, toussoteux, grand fumeur, qui, au petit matin, avait l’habitude d’uriner contre les murs, sans aucune gêne. On le connaissait tous, parce qu’il servait d’horloge au quartier tellement ses rites étaient précis ; la cadence brisée de ses pas et sa toux étaient les premiers signes de l’arrivée du jour dans la rue. Plus haut, à droite il y avait El-Hadj, alias le pèlerin – il l’était par généalogie, pas parce qu’il avait visité La Mecque, car c’était son vrai prénom. Silencieux lui aussi, il semblait avoir pour vocation de frapper sa mère et de regarder les gens du quartier avec un air de défi permanent. Le Marocain habitait le premier angle de la petite ruelle adjacente et y tenait un café appelé El-Blidi. Ses fils étaient des menteurs et des chapardeurs, capables de voler tous les fruits de tous les arbres possibles. Ils avaient inventé un jeu : ils jetaient des allumettes dans les rigoles d’eaux usées longeant le trottoir et ne se lassaient pas de suivre leur course. Je me souviens aussi d’une vieille femme, Taïbia, grosse matrone sans descendance à l’humeur capricieuse ; il y avait quelque chose d’inquiétant, d’un peu vorace, dans sa manière de nous regarder, nous, progéniture d’autres femmes, et cela provoquait chez nous des rires nerveux. Nous, petite collection de poux, perdus sur le dos d’un immense animal géologique qui était la ville et ses mille ruelles.
Donc, ce jour-là, rien de particulier. Même M’ma, amatrice de présages et sensible aux esprits, ne détecta rien d’anormal. Une journée de routine, en somme, cris des femmes, linge sur les terrasses, vendeurs ambulants. Personne n’aurait pu entendre de si loin un coup de feu, tiré plus bas dans la ville, au bord de la mer. Même à l’heure du diable, quatorze heures en été – l’heure de la sieste. Rien de particulier donc, monsieur l’enquêteur. Bien sûr, plus tard, j’y ai réfléchi et, peu à peu, entre les mille versions de M’ma, les bribes de mémoire et les intuitions encore vives, je me dis qu’il devait quand même y avoir une version plus vraie que les autres. Je n’en suis pas sûr, mais dans notre maison, à cette époque, flottait comme une odeur de femelles rivales : M’ma et une autre. Quelqu’un que je n’ai jamais vu, mais dont Moussa portait la trace dans la voix, les yeux et la manière qu’il avait de rejeter violemment les insinuations de M’ma. Une tension de harem si je puis dire. Comme une sourde lutte entre un parfum étranger et une odeur de cuisine trop familière. Dans le quartier, les femmes étaient toutes des “sœurs”. Un code de respect empêchait les amours intéressantes, réduisant le jeu de la séduction aux fêtes de mariages ou aux simples œillades pendant que les femmes étendaient le linge sur les terrasses. Pour les jeunes de l’âge de Moussa, je suppose que les sœurs du quartier offraient la perspective de mariages presque incestueux et sans grande passion. Or, entre notre monde et celui des roumis, en bas, dans les quartiers français, traînaient parfois des Algériennes portant des jupes et aux seins durs, des sortes de Marie- Fatma inquiètes, que nous, gamins, nous traitions de putes et lapidions avec les yeux. Fascinantes proies qui pouvaient promettre le plaisir de l’amour sans la fatalité du mariage. Ces femmes provoquaient souvent des amours violentes et des rivalités haineuses. C’est ce que raconte un peu ton écrivain. Sa version est cependant injuste, car cette femme invisible n’était pas la sœur de Moussa. Peut-être était-elle, après tout, l’une de ses passions. Je me suis toujours dit que le malentendu provenait de là : un crime philosophique attribué à ce qui, en fait, ne fut jamais rien d’autre qu’un règlement de comptes ayant dégénéré. Moussa voulant sauver l’honneur de la fille en donnant une correction à ton héros, et celui-ci, pour se défendre, l’abattant froidement sur une plage. Les nôtres, dans les quartiers populaires d’Alger, avaient en effet ce sens aigu et grotesque de l’honneur. Défendre les femmes et leurs cuisses ! Je me dis qu’après avoir perdu leur terre, leurs puits et leur bétail, il ne leur restait plus que leurs femmes. Je souris, moi aussi, devant cette explication un peu féodale, mais pense à ça, je t’en prie. Ce n’est pas tout à fait saugrenu. L’histoire de ton livre se résume à un dérapage à cause de deux grands vices : les femmes et l’oisiveté. Donc, je le pense vraiment parfois, il y avait bel et bien les traces d’une femme dans les derniers jours de Moussa, un parfum de jalousie. M’ma n’en parla jamais, mais dans le quartier, après le crime, j’étais souvent salué comme l’héritier d’un honneur récupéré, sans que je puisse en déchiffrer les raisons, enfant que j’étais. Je le savais pourtant ! Je le sentais. M’ma, à force de me raconter des mensonges et des histoires invraisemblables sur Moussa, a fini par provoquer mon soupçon et mis de l’ordre dans mes intuitions. Je recomposais tout. Les soûleries fréquentes de Moussa ces derniers temps, ce parfum qui flottait dans l’air, ce sourire fier qu’il avait quand il croisait ses amis, leurs conciliabules trop sérieux, presque comiques et cette façon qu’avait mon frère de jouer avec son couteau et de me montrer ses tatouages. “Echedda ƒi Allah” (“Dieu est mon soutien”). “Marche ou crève”, sur son épaule droite. “Tais-toi” avec, dessiné sur son avant-bras gauche, un cœur brisé. C’est le seul livre écrit par Moussa. Plus court qu’un dernier soupir, se résumant à trois phrases sur le plus ancien papier du monde, sa propre peau. Je me souviens de ses tatouages comme d’autres de leur premier livre d’images. D’autres détails ? Oh, je ne sais plus, son bleu de chauffe, ses espadrilles, sa barbe de prophète et ses grandes mains qui essayaient de retenir le fantôme de mon père, et son histoire de femme sans nom et sans honneur. Je ne sais vraiment plus, monsieur “l’inspecteur universitaire”.
Ah ! La femme mystérieuse ! Si tant est qu’elle ait existé. J’en connais seulement le prénom ; je suppose que c’est le sien, mon frère l’avait prononcé dans son sommeil, cette nuit-là. Zoubida. La nuit d’avant sa mort. Un signe ? Peut-être. En tout cas, le jour où M’ma et moi avons quitté le quartier pour toujours – M’ma avait décidé de fuir Alger, la mer –, j’ai vu une femme, j’en suis sûr, nous fixer avec intensité. Elle portait une jupe courte, des bas de mauvais goût et était coiffée comme les stars du cinéma de l’époque, il me semble : alors qu’elle était brune, c’était évident, elle s’était teint les cheveux en blond. “Zoubida, pour toujours”, ha, ha ! Peut-être que mon frère avait aussi cette phrase tatouée quelque part sur son corps, je ne sais plus. Je suis sûr que c’était elle, ce jour-là. C’est le petit matin, nous nous apprêtons à partir, M’ma et moi, elle tient à la main un petit sac de couleur rouge, elle nous fixe de loin, je vois ses lèvres et ses immenses prunelles noires qui semblent vouloir nous demander quelque chose. Je suis presque certain que c’était elle. À l’époque, je le voulais et je l’ai décidé, car cela donnait du charme à la disparition de mon frère. J’avais besoin que Moussa ait une excuse et une raison. Sans m’en rendre compte, et des années avant que je n’apprenne à lire, je refusais l’absurdité de sa mort et j’avais besoin d’une histoire pour lui donner un linceul. Bon. J’ai tiré M’ma par son haïk, elle ne l’a pas vue. Mais elle a sûrement senti quelque chose, car son visage est devenu hideux et elle a proféré une insulte d’une vulgarité inouïe. Je me suis retourné, la femme avait disparu. Et nous sommes partis. Je me souviens de la route vers Hadjout, bordée de récoltes qui ne nous étaient pas destinées, du soleil nu, des voyageurs dans le car poussiéreux. L’odeur de mazout me donnait la nausée, mais j’en avais aimé le vrombissement viril et presque réconfortant, comme une sorte de père qui nous arrachait, ma mère et moi, à un immense labyrinthe, fait d’immeubles, de gens écrasés, de bidonvilles, de gamins sales, de policiers hargneux et de plages mortelles pour les Arabes. Pour nous deux, la ville resterait toujours le lieu du crime ou de la perte de quelque chose de pur et d’ancien. Oui, Alger, dans ma mémoire, est une créature sale, corrompue, voleuse d’hommes, traîtresse et sombre.
Pourquoi est-ce que, aujourd’hui, je me retrouve encore une fois échoué dans une ville, ici, à Oran ? Bonne question. Peut-être pour me punir. Regarde un peu autour de toi, ici, à Oran ou ailleurs, on dirait que les gens en veulent à la ville et qu’ils y viennent pour saccager une sorte de pays étranger. La ville est un butin, les gens la considèrent comme une vieille catin, on l’insulte, on la maltraite, on lui jette des ordures à la gueule et on la compare sans cesse à la bourgade saine et pure qu’elle était autrefois, mais on ne peut plus la quitter, car c’est la seule issue vers la mer et l’endroit le plus éloigné du désert. Note cette phrase, elle est belle, je crois, ha, ha ! Il y a une vieille chanson qui traîne ici et qui raconte que “la bière est arabe et le whisky occidental”. C’est faux, bien sûr. Moi, je la corrige souvent quand je suis seul : cette chanson est oranaise, la bière arabe, le whisky européen, les barmans sont kabyles, les rues françaises, les vieux portiques espagnols… c’est sans fin. Je vis ici depuis quelques dizaines d’années et je m’y sens bien. La mer est en bas, lointaine, écrasée au pied des gros blocs du port. Elle ne me volera personne et ne pourra jamais m’atteindre.
Je suis content, vois-tu. Cela fait des années que je n’ai pas prononcé sérieusement le nom de mon frère, sauf dans ma tête ou dans ce bar. Les gens dans ce pays ont l’habitude d’appeler tous les inconnus “Mohammed”, moi je donne à tous le prénom de “Moussa”. C’est aussi le prénom du serveur ici, tu peux le nommer ainsi, cela le fera sourire. C’est important de donner un nom à un mort, autant qu’à un nouveau-né. C’est important, oui. Mon frère s’appelait Moussa. Le dernier jour de sa vie, j’avais sept ans et donc je n’en sais pas plus que ce que je t’ai raconté. Je me souviens à peine du nom de notre rue à Alger, et seulement du quartier de Bab- el-Oued, de son marché et de son cimetière. Le reste a disparu. Alger me fait encore peur. Elle n’a rien à me dire et ne se souvient ni de moi ni de ma famille. Figure-toi qu’un été, c’était en 1963, je crois, juste après l’Indépendance, je suis revenu à Alger, résolu à mener ma propre enquête. Mais, penaud, j’ai fait demi-tour à la gare. Il faisait chaud, je me sentais ridicule dans mon costume de ville et tout allait trop vite, comme un vertige, pour mes sens de villageois habitué au cycle lent des récoltes et des arbres. J’ai immédiatement fait demi-tour. La raison ? Évidente mon jeune ami. Je me suis dit que si je retrouvais notre ancienne maison, la mort finirait par nous retrouver, M’ma et moi. Et avec elle, la mer et l’injustice. C’est pompeux et cela sonne comme une réplique préparée depuis longtemps, mais c’est aussi la vérité.
Voyons, que j’essaie de me souvenir précisément… Comment a-t- on appris la mort de Moussa ? Je me souviens d’une sorte de nuage invisible planant sur notre rue et d’adultes en colère, parlant à voix haute et gesticulant. M’ma me raconta d’abord qu’un gaouri avait tué l’un des fils du voisin qui essayait de défendre une femme arabe et son honneur. C’est dans la nuit que l’inquiétude pénétra dans notre maison et M’ma commença peu à peu à comprendre, je crois. Moi aussi sans doute. Et puis soudain, j’ai entendu un long gémissement qui enfla, devint immense. Un cri qui détruisit nos meubles, fit exploser nos murs, puis tout le quartier, et me laissa seul. Je me souviens que je me suis mis à pleurer, sans raison, seulement parce que tout le monde me regardait. M’ma a disparu et je me suis retrouvé bousculé dehors, rejeté par quelque chose de plus important que moi, confondu dans une sorte de désastre collectif. Curieux non ? Je me suis dit, confusément, qu’il s’agissait peut-être de mon père, qu’il était bel et bien mort cette fois et mes sanglots redoublèrent. La nuit fut longue, personne ne dormit. Les gens n’en finissaient pas de venir présenter leurs condoléances. Les adultes me parlaient avec gravité. Quand je ne pouvais pas comprendre ce qu’ils me disaient, je me contentais de regarder leurs prunelles dures, leurs mains qui s’agitaient et leurs chaussures de pauvres. À l’aube, j’ai eu très faim et j’ai fini par m’endormir je ne sais où. J’ai beau fouiller dans ma mémoire, de ce jour-là, du lendemain, je ne garde plus aucun souvenir, sinon celui de l’odeur du couscous. Ce fut une sorte d’immense journée, grande et ample comme une vallée profonde où j’ai déambulé avec d’autres gamins graves me témoignant le respect dû à mon nouveau statut de “frère de héros”. Puis rien. Le dernier jour de la vie d’un homme n’existe pas. Hors des livres qui racontent, point de salut, que des bulles de savon qui éclatent. C’est ce qui prouve le mieux notre condition absurde, cher ami : personne n’a droit à un dernier jour, mais seulement à une interruption accidentelle de la vie.
Je rentre. Et toi ?
*
Oui, le serveur s’appelle Moussa – dans ma tête en tout cas. Et cet autre, là-bas, au fond, je l’ai, lui aussi, baptisé Moussa. Mais il a une tout autre histoire, lui. Il est plus âgé, moitié veuf ou moitié marié sûrement. Regarde sa peau, on dirait un parchemin. C’est un ancien inspecteur de l’Éducation pour l’enseignement de la langue française. Je le connais. Je n’aime pas le regarder dans les yeux, car il va en profiter pour entrer dans ma tête, s’y installer et jacasser à ma place en me racontant sa vie. Je tiens à distance les gens tristes. Les deux autres derrière moi ? Même profil. Les bars encore ouverts dans ce pays sont des aquariums où nagent des poissons alourdis raclant les fonds. On vient ici quand on veut échapper à son âge, son dieu ou sa femme, je crois, mais dans le désordre. Bon, je pense que tu connais un peu ce genre d’endroit. Sauf qu’on ferme tous les bars du pays depuis peu et qu’on se retrouve tous comme des rats piégés sautant d’un bateau qui coule à un autre. Et quand on aura atteint le dernier bar, il faudra jouer des coudes, on sera nombreux, vieux. Un vrai Jugement dernier que ce moment. Je t’y invite, c’est pour bientôt. Tu sais comment s’appelle ce bar pour les intimes ? Le Titanic. Mais sur l’enseigne est inscrit le nom d’une montagne : Djebel Zendel. Va savoir.
Non, je ne veux pas parler de mon frère aujourd’hui. On va juste regarder tous les autres Moussa de ce bouge, un par un, et imaginer, comme je le fais souvent, comment ils auraient survécu à une balle tirée sous le soleil ou comment ils ont fait pour ne jamais croiser ton écrivain ou, enfin, comment ils ont fait pour ne pas être encore morts. Ils sont des milliers, crois-moi. À traîner la patte depuis l’Indépendance. À déambuler sur des plages, à enterrer des mères mortes et à regarder dehors pendant des heures depuis leur balcon. Putain ! Ce bar me rappelle parfois l’asile de la mère de ton Meursault : même silence, même vieillissement discret et mêmes rites de fin de vie. J’ai commencé à boire un peu tôt et avec une bonne excuse : mes crises de reflux gastriques, c’est la nuit qu’elles me prennent… Tu as un frère ? Non. Bon.
Oui, j’aime cette ville, même si j’adore en dire tout le mal que je n’arrive pas à dire sur les femmes. On y vient pour chercher le sou, la mer ou un cœur. Personne n’est jamais né ici, tous arrivent de derrière l’unique montagne de cet endroit. D’ailleurs, je me demande qui t’envoie et comment tu m’as retrouvé. C’est à peine croyable, tu sais, pendant des années personne ne nous a crus, M’ma et moi. On a fini, tous deux, par enterrer Moussa, réellement. Oui, oui, je t’expliquerai.
Ah, le revoilà… Non, ne te retourne pas, je l’appelle “le fantôme de la bouteille”. Il vient presque tous les jours ici. Autant de fois que moi. On se salue sans jamais s’adresser la parole. Je t’en reparlerai.
Introduction :
Meursault, contre-enquête, premier roman de Kamel Daoud, est une réécriture de L’Étranger d’Albert Camus, qui en dévoile une perspective nouvelle et bouleversante. Ce roman explore les thèmes de la mémoire, de la justice, de l’identité et de l’héritage, en particulier dans un contexte postcolonial algérien. L’auteur réinterprète un événement tragique — le meurtre de Moussa, l’arabe tué par Meursault dans le roman de Camus — et en fait le point de départ d’une réflexion sur les blessures invisibles laissées par le colonialisme, l’histoire et les conflits internes. Le narrateur, Haroun, frère de la victime, livre un récit empreint de douleur, de colère et d’un désir d’honorer la mémoire de son frère. À travers cette réécriture, Daoud se pose des questions essentielles sur la responsabilité, la quête de justice et l’impossibilité de tourner la page face à l’injustice. Nous allons examiner comment Daoud utilise le personnage d’Haroun pour explorer l’enquête personnelle qu’il mène sur un crime passé, en revisitant l’absurdité de l’existence et les questions non résolues du passé colonial.
Développement :
Premier axe : L’identité retrouvée à travers le nom et la mémoire de l’invisible
Dans Meursault, contre-enquête, le frère de la victime, Haroun, revient sans cesse sur l’identité de son frère, Moussa, qui n’a jamais eu de nom dans le roman de Camus. En donnant un nom et une identité à l’« Arabe » anonyme de L’Étranger, Daoud réhabilite la victime et offre une réponse aux silences laissés par le roman de Camus. Le narrateur souligne la manière dont les victimes coloniales étaient souvent réduites à des figures sans nom et sans voix dans la littérature. À travers ce geste, Daoud critique non seulement la manière dont l’histoire coloniale a effacé les identités des Algériens, mais aussi l'oubli dans lequel la société post-indépendance les a laissés. La question de l’identité devient centrale, car elle touche à la reconstruction du passé, à la nécessité de redonner une place à ceux qui ont été invisibilisés. Haroun raconte comment la mémoire de son frère a été façonnée par les récits de leur mère, qui, dans un contexte de pauvreté et d’absence, a tissé autour de la figure de Moussa des légendes, des images de héros et de sauveur. Ces souvenirs sont empreints de la volonté de rendre la victime importante, malgré son effacement dans l’histoire officielle. La réécriture daoudienne ouvre ainsi une réflexion sur la mémoire collective et individuelle, et sur le rôle essentiel de la narration dans la construction de l’identité.
Deuxième axe : La quête de justice dans un monde figé par la fatalité
L’élément central du roman est l’enquête menée par Haroun sur le meurtre de son frère. Cependant, il est important de noter que cette enquête n’est pas une recherche de vérité objective, mais une quête de sens dans un monde où les réponses semblent inexistantes. Haroun essaie de donner un sens à un événement qui, dans l’imaginaire de la société, reste une « fatalité ». Daoud réinterprète le meurtre de Moussa, non plus comme un acte absurde, mais comme un acte de vengeance ou de rétribution dans un contexte de tensions sociales et de désirs humains. La violence de ce meurtre prend alors un sens plus large, celui d’une violence sociale et psychologique enracinée dans la culture du sacrifice et de l’honneur. Haroun explique que le crime de Meursault, perçu comme absurde dans le roman de Camus, pourrait aussi résulter d’un règlement de comptes, d’une mise en scène tragique où l’honneur est en jeu. La recherche de justice de Haroun est marquée par un vide : le manque de véritable enquête, l’absence de réponse concrète et la frustration de ne pas comprendre. C’est une justice qui s’effrite, car la société algérienne elle-même semble incapable de tourner la page sur ses propres injustices historiques. Ainsi, cette quête inaboutie devient un reflet du dilemme algérien post-colonial : une nation qui cherche à se redéfinir tout en étant hantée par son passé.
Troisième axe : Le rôle de la littérature dans la réconciliation avec le passé et le pouvoir de la parole
La littérature, dans Meursault, contre-enquête, joue un rôle fondamental. Elle est l’outil par lequel Haroun donne forme à son histoire, mais aussi par lequel il cherche à redonner une place à son frère et à sa propre douleur. L’énigme du meurtre de Moussa devient le prétexte pour une méditation sur la puissance de la parole et de l’écriture pour exorciser les fantômes du passé. Le roman de Daoud est un acte littéraire en soi, un acte de résistance à l’effacement de l’histoire. En réécrivant le meurtre de son frère et en lui offrant une voix, Haroun redonne à la victime son humanité, mais aussi à la mémoire collective algérienne sa dignité. Cette réécriture devient ainsi un moyen de « guérison », de compréhension et de réconciliation. Par l’humour noir et le ton ironique qu’il adopte, Haroun cherche à détendre la tension tragique du récit tout en gardant un regard lucide sur la société algérienne. Le roman, à travers ce regard critique, soulève également une question plus vaste : celle de la capacité de la littérature à porter la vérité dans un monde où la politique et les institutions échouent à le faire.
Conclusion :
Meursault, contre-enquête de Kamel Daoud se révèle être bien plus qu’une réécriture de L’Étranger : c’est un roman de reconstruction, de quête de sens et de justice, mais aussi un moyen de donner une voix aux invisibles de l’histoire. À travers Haroun et son enquête personnelle, Daoud nous invite à réfléchir sur les enjeux de l’identité, de la mémoire et de la réconciliation dans une Algérie postcoloniale en proie aux fantômes de son passé. Par ce texte, l’écrivain offre une lecture de l’histoire algérienne qui dépasse les simples faits historiques pour toucher aux zones de fracture, aux non-dits et aux blessures encore vives. Loin de l’absurde camusien, Meursault, contre-enquête révèle une profondeur de sens où la littérature joue un rôle central dans la réécriture du passé et dans l’élaboration de nouvelles formes de justice et de réconciliation.