La nuit, lentement, était tombée ; un jour sale, d’un gris de cendre, s’épaississait derrière les rideaux. Quand Augustine posa deux lampes allumées, une à chaque bout de la table, la débandade du couvert apparut sous la vive clarté, les assiettes et les fourchettes grasses, la nappe tachée de vin, couverte de miettes. On étouffait dans l’odeur forte qui montait. Cependant, les nez se tournaient vers la cuisine, à certaines bouffées chaudes.
- Peut-on vous donner un coup de main ? cria Virginie.
Elle quitta sa chaise, passa dans la pièce voisine. Toutes les femmes, une à une, la suivirent. Elles entourèrent la rôtissoire, elles regardèrent avec un intérêt profond Gervaise et maman Coupeau qui tiraient sur la bête. Puis, une clameur s’éleva, où l’on distinguait les voix aiguës et les sauts de joie des enfants. Et il y eut une rentrée triomphale : Gervaise portait l’oie, les bras raidis, la face suante, épanouie dans un large rire silencieux ; les femmes marchaient derrière elle, riaient comme elle ; tandis que Nana, tout au bout, les yeux démesurément ouverts, se haussait pour voir. Quand l’oie fut sur la table, énorme, dorée, ruisselante de jus, on ne l’attaqua pas tout de suite. C’était un étonnement, une surprise respectueuse, qui avait coupé la voix à la société. On se la montrait avec des clignements d’yeux et des hochements de menton. Sacré mâtin ! quelle dame ! quelles cuisses et quel ventre !
Emile Zola - L'assommoir - Extrait du chapitre 7
Dans cet extrait du chapitre VII de L'Assommoir, Émile Zola utilise la scène du repas pour illustrer la société populaire parisienne à travers le thème de la nourriture, tout en révélant les excès et contradictions de ses personnages. L'arrivée triomphale de l'oie rôtie symbolise un moment d'apogée dans la vie de Gervaise, mais porte également les germes de sa chute. Nous analyserons cette scène à travers la célébration de la nourriture comme symbole de réussite sociale, le portrait des mœurs populaires et des tensions sociales et l'ironie implicite du narrateur face à l'excès et à la décadence.
L'oie rôtie est le cœur de la scène, magnifiée comme un trophée, signe ostentatoire de réussite. Sa description – "énorme, dorée, ruisselante de jus" – rappelle les banquets fastueux d’un univers bourgeois auquel Gervaise aspire. L'odeur et l'apparence de l'oie fascinent les convives, créant un moment d’admiration collective, presque religieux, où "une surprise respectueuse" domine la table.
Cependant, cette abondance trahit également l'excès : la "nappe tachée", les "assiettes grasses" et l'odeur "forte" montrent un désordre croissant. L'oie devient un symbole paradoxal, à la fois d'accomplissement et de démesure. Ce banquet souligne la fragilité de l’ascension sociale de Gervaise, construite sur des bases précaires et un désir insatiable d'impressionner.
Zola capture avec un réalisme vibrant les comportements et attitudes des personnages. Les femmes entourent la rôtissoire dans une dynamique communautaire, exprimant une joie bruyante et spontanée. Les enfants, représentés par Nana, vivent cette scène avec émerveillement, ajoutant une touche d'innocence à ce tableau familial.
Toutefois, cette camaraderie est teintée d’une tension implicite. L'obsession pour la nourriture et les regards avides révèlent un monde marqué par le manque, où l'abondance devient un spectacle. Le banquet est à la fois un moment de fête et une mise en scène des désirs exacerbés et des rivalités sociales, notamment à travers la volonté de Gervaise d'impressionner les Lorilleux.
Zola insère dans cette scène un regard distancié et ironique. La personnification de l'oie en "dame" aux "cuisses" et au "ventre" impose un contraste burlesque entre la grandeur recherchée et la trivialité de la situation. Les adjectifs exagérés – "sacré mâtin ! quelle dame !" – traduisent une admiration grotesque, renforçant l'idée que cette abondance frôle le ridicule.
De plus, l'ambiance décrite – "un jour sale", "les assiettes grasses", "la nappe tachée" – annonce la dégradation progressive de Gervaise. Sous la façade festive, le narrateur souligne les excès qui mèneront à la chute, transformant cette scène d’apparente réussite en un moment tragique latent.
Cet extrait illustre brillamment l’art de Zola à mêler réalisme, symbolisme et critique sociale. La scène du banquet, centrée sur l’oie rôtie, est à la fois une célébration de l’abondance et une dénonciation des excès, révélant la fragilité de l’ascension sociale de Gervaise. À travers une écriture vivante et ironique, Zola offre un tableau naturaliste qui dépasse la simple peinture des mœurs pour interroger les contradictions d’une société marquée par le désir, la fête et la déchéance.